LES INTIMES 2 de François Huglo par Jean-Pierre Bobillot
François Huglo est le lecteur le plus pointilleux et « à sauts et à gambades », le plus « à la lettre » et digressif, que je connaisse.
« À la lettre » : c’est qu’il a, depuis longtemps, compris qu’on n’accède pas « directement » aux recoins les plus secrets des circonvolutions cérébrales – aux lieux où s’élabore, et où se dépose, « le sens » – sans s’être d’abord longuement, indolemment ou trépignamment, aventuré (avanturé ?) parmi les plus humbles maillons, plus ou moins fortement concaténés, du dit ou de l’écrit (des « énoncés », du « texte »), offerts sans voile et sans réserve à l’œil ou à l’oreille, aux doigts ou à la bouche – soit, « aux sens » –, proférés : phonèmes et syllabes, et/ou tracés : lettres et graphèmes – erronément tenus, par maints linguistes et, hélas ! pédagogues, comme « extérieurs au sens » (« Le premier mot n’était qu’un bruissement », écrit-il… mais, justement : c’était aussi un mot.) Le « petit d’homme » (in-fans) n’a-t-il pas vocation à entrer dans le symbolique par la vocalisation, y compris de ce qu’il apprendra, tôt ou tard, par l’alphabétisation, à lire et à écrire ?
… À penser, donc : tant il s’avère, à considérer dans toutes ses dimensions sensibles cet apprentissage, que la pensée, à l’instar – c’est-à-dire, à la faveur (qui est ferveur) – de la vocalisation, « se fait dans la bouche ». À la faveur, tout autant, de la dégustation, comme le rappelle – et l’illustre – ce quasi poème en prose, discursif façon Baudelaire, intitulé « Les mots du vin »1, car ce qui vaut au niveau de la lettre (comme élément du signifiant), vaut également à celui du mot (comme composante du signifié) : « La passion pour le vin […] est essentiellement une passion pour la métaphore / Cette passion commence […] dès le jour où l’on écoute, où l’on entend le vin » (je souligne)…
Ce qui différencie ce volume nouveau des Intimes, de celui auquel il succède2 – suivant les mêmes principes et dans la même jubilatoire générosité –, c’est précisément qu’il y est d’emblée fait retour sur divers épisodes de cette progressive entrée dans la-vie-avec-le-langage qui s’effectue, massivement, dans l’enfance, et se poursuit, dans le meilleur des cas, toute une vie durant : aux « notes de lecture » ou « recensions » qui constituaient le tout du précédent volume, se sont en effet adjoints plusieurs morceaux « autobiographiques »3, évoquant (entre autres primes expériences, où le sensoriel détermine largement le sémantique) le son des voix, le bruit des mots, des syllabes, les surprenantes syllabations sauvages auxquelles il s’essaya : « Cas-ter-man, certainement : casse tes mains », l’aspect particulier de certaines lettres qui l’intriguait : « Grandes personnes. La taille dit l’âge. Mais que font celles qui descendent en dessous de la ligne, comme g, j, p, q ? »…
« Car » si, clama Hugo, « le Mot, qu’on le sache, est un être vivant », il aurait pu, tout aussi bien, le dire de la lettre, non ? Au moins, lettres et mots s’incorporent-ils aux êtres vivants qui les profèrent, les tracent, les tapent, les lisent, les écrivent, les vocalisent, les calligrammatisent…
Par exemple : voyez comment, au chapitre « Des corbeaux sous la langue », il (Huglaud) écoute, les ayant vues, et donne à voir, et à écouter, les lettres et grappes de lettres récurrentes, dont se truffent maints poèmes du jeune prodige de Charleville : ces crachantes fr, tr, cr, br, gr, ces oi à plein gosier aussi, dont se trame ce parler-corbeaux, cet écrire-corbeaux, cette « langue nègre qui régresse », et par les trouées de laquelle, trouant la langue reçue – et, ô combien, sue –, il (Rimbo) espérait parvenir au but : « Trouver une langue »…
Bien vu ! Ne lit-on pas, parmi d’autres annotations à l’encre, de la main même de l’élève Arthur, en marge de son exemplaire de la Grammaire Nationale de Bescherelle et Gaux4 : « Les fri-fri de la soie / Le froid Brrr-Brrr / Cette ville n’a guère à offrir tout le long de l’année, depuis l’aube du lundi jusqu’à la nuit du samedi, que le frou-frou du rouet et de l’arbre de couche. » Précoces coups de bec de la langue-corbeaux en écho à la langue sans corps…
« Digressif » : c’est qu’il a, également, compris qu’aux recoins les plus intimes d’un texte, quel qu’il soit, bien d’autres plus ou moins inattendus s’y entendent, échos et résonances, écarts et réfutations, y contribuant à l’inextricable étoilement ou rhizomatisation du « sens », lequel n’est jamais (seulement) là où l’on croit pouvoir – et, magister (toujours un peu Ubu) dixit, devoir – le trou(v)er…
Ainsi, de l’unique corbeau de La Fontaine à ceux, « Armée étrange », de Rimbaud, propose-t-il, pour mieux les voir et les entendre, d’en passer par un imaginaire phylactère façon Hergé où se lirait, fugace chimère, une sorte de mot-monstre, à la fois proie et « “POOAA”, comme le son de la trompe dans laquelle souffle Haddock page 61 de Tintin au Tibet » !…
La ’pataphysique en effet, « science du particulier » et « science des solutions imaginaires », n’est jamais bien loin avec le fun-en-bulles François, qui naguère rendit bel hommage à Jean-Christophe Averty5, et qui regroupe ici, sous le patronage commun d’un protéiforme Ubu, quatre chapitres successifs consacrés, respectivement, à Ubu roi de Nicole Caligaris (qui, justement, cite Averty dans sa préface), au Stage d’athlétisme poétique d’Anne-Marie Jeanjean (où « Jarry n’est pas nommé, peut-être parce qu’il est aussi évident que la lettre volée »), à Suites de Bruno Fern (où Ubu roi s’acoquine avec le général Boum-Boum) et à Massacres de Typhaine Garnier (où l’on retrouve Rimbaud, parmi d’autres « standards » ubuisés de la poésie scolaire, tous également offerts aux outrages d’une langue-corbeaux des plus savoureusement déchaînée, qu’un Rimb hyper-« zutiste » n’eût sans doute pas désavouée).
Le politique, non plus, n’est jamais loin ; et la récente réédition de La justification de l’Abbé Lemire de Lucien Suel6 est l’occasion de rééditer enfin la très fouillée, et empathique « Lettre à Lucien Suel » par laquelle il en avait salué la première publication en volume7. Entre (?) Marx et Fourier « Lemire, écrit-il à Lucien, a (avec toi) son mot à dire […] aujourd’hui. » Et, ayant évoqué cette « association de jeunes de Sarcelles [qui] a […] transformé un terrain vague en parc à promenades et à concerts, où les générations se croisent sans se toiser, se rencontrent même », il enchaîne sur ce passage de La justification : « des ouvriers changeant / les terrains vagues en // patchworks polychromes / fixant la pensée de la / poésie pure aux seuils / des cités ennoblissant / les fortifs malpropres », puis : « cet enfant de / Flandre […] partira avec un panier / de trésors visibles de / trésors invisibles les / nuages le vent la joie », pour conclure ainsi, avec La Fontaine affleurant : « Ton travail, Lucien, est un trésor. »
C’est, au vrai, un beau privilège que d’être ainsi lu par François Huglo.
1 Extrait de Le Corps fabuleux du vin, éd. des Vanneaux, 2005.
2 https://www.sitaudis.fr/Parutions/les-intimes-de-francois-huglo-1571133833.php
3 Dont plusieurs, tirés de Crénom, éd. du Rewidiage, 2011 : « cré nom », qui fut le dernier mot, maintes fois répété, de Baudelaire, durant sa finale aphasie – fin mot, autant que mot de la fin ?…
4 Mais ça pourrait presque être l’une des « entrées » de cet exquis petit lexique ludique de F H lui-même : La Langue en herbe, Ecbolade, 1994. N’y lit-on pas (encore A R !), à la lettre N, comme nazis : « Isabelle Izambard suce un zan, un caram’bar. »
5 https://www.sitaudis.fr/Celebrations/jean-christophe-averty-1928-2017.php
6Faï Fioc, 2020.
7 Mihàli, 1998.