COU P E / COU RTE de Julien d'Abrigeon par Jean-Pierre Bobillot
Après P.Articule, recueil de textes partitionnels accompagnés de précises « didascalies » (1), Julien d’Abrigeon, cet infatigable scénovociférateur, publie COU P E / COU RTE, à l’inverse manifestement lisuel, au double sens où il n’a de cesse de manifester sa propre « lisualité » et où, ce faisant, il constitue, de la lisualité poétique en général, une sorte de manifeste à l’œuvre.
Mais, si P.Articule n’en tendait pas moins (par sa mise en espace paginal, à visée volontiers lisuelle) à s’émanciper de sa prime vocation scénique, COU P E / COU RTE inversement n’en suggère pas moins (par son mode de progression textuelle, répétitif/paronomastique, associé à un dispositif typo-paginal inédit (2)) une indubitable vocation à, eût dit Bernard Heidsieck, « basculer dans l’oralité ». Il précise d’ailleurs que si « tout n’[y] est […] pas destiné à la lecture à voix haute[, c]ertains textes du recueil […] le sont absolument […] et certains […] devraient bientôt exister dans une version réécrite pour retranscrire à la lecture de façon sonore ce qui est visuel quand les deux se mêlent » (3) : on salive…
D’une complexification/diversification de la simplicité assumée des éléments mis en œuvre (lexique, thèmes, syntaxe) (2), à travers l’écriture en tant que stricte exploration/exploitation des ressources du medium (clavier, lettres sur page), y jaillit une rare plénitude de lecture.
Et cela, dès le titre même : imprononçable dans toute la complexité de ses effets typo-visuels, et cependant à lire en même temps qu’à voir (et vice versa) (4), même si bien des choses que l’œil y voit laissent le lecteur, se voulût-il proférateur, sans voix…, car : le ramener (ainsi que l’usuelle commodité bien sûr, et les nécessités de l’édition et de la librairie, non négligeables, y poussent) au simple, quoique sémantiquement incertain : Coupe courte – qui ne manquera pas de faire surface au cours du texte… – serait visiblement « couper court » (5) à la fonction d’« ouverture multidirectionnelle » ainsi manifestée, sitôt la couverture, puis (p.3) plus que confirmée, par l’espacement régulier de chacune des lettres (par là-même libérées de leur supposée appartenance à tel ou tel mot) et la verticalisation de la pseudo-syllabe te, finale (censément) de « courte » :
C O U /
P E
C O U /
R T
E
Si l’on y retrouve, potentiellement, le « cou coupé » de ce manifeste à l’œuvre qu’était « Zone » (et son, non moins potentiel, coucou…), un coupé court, préalablement envisageable, s’y impose sans réserve à l’œil lisant – un cou coupé court, même, qu’après une fugitive apparition en bas de page (p.15), on retrouvera, comme il se doit, à la « chute » du poème (p.91) : « été / cou / coupé / trop / e / court » (6) –, aux potentiels dépens de la préalable, et non moins persistante, coupe courte…, mais au profit d’un, soudain apparaissant, te : cette potentielle 2e personne du singulier, qui réémergera à plusieurs reprises sous diverses formes – à commencer par l’anaphore du possessif « tes » (p.42), puis « tu », « t’ », « toi », « te »…, et se déployant soudain au long de plus de deux pages de variations sur « tu me manques tant que » (p.60-62) : d’où, l’anaphore d’« à perdre » (ne) se concluant (pas) en « à perte / à peine / en pure p » (p.77), qui ne manque pas de confirmer en retour la perte, également tôt apparue, mais sitôt brouillée : formant le carré de droite du titre de couverture, contre le coucou du carré de gauche, elle perdait cette netteté dès sa nouvelle occurrence (p.3), par l’effet de la mise en évidence par verticalisation de te… et, par là-même, d’été, repris (comme on l’a vu) aux vers finaux de l’ensemble : participe du verbe être et/ou saison – l’avant-dernière page (qui leur fait face) évoquant, en filigrane, un automne baudelairien, bien sûr métaphorique (« L’Ennemi »)…
On le voit, non seulement horizontales (cou) et verticales (été, te), mais obliques (« coupe », « court ») sont mises à contribution dans cette liminaire opération d’ouverture à une lisualité multidirectionnelle qui demeurera, diversement, le régime de lecture réclamé par le dispositif des 87 pages suivantes. Ainsi (p.15), la dispersion grammatique de coupe courte, étalée sur trois horizontales virtuelles, met-elle en évidence, par verticalité : coucou, et en oblique descendante : perte. Dispositif, intégrant une vertigineuse généralisation des glissandi lexico-sémantiques par substitutions lettriques (COUP•E / COURTE, « à perdre / à perte / à peine »), comme mode dominant de « progression textuelle » – dont la longue séquence de variations sur « tu me manques tant que » constitue un non moins vertigineux blocage…
Tel serait l’art lent de la courte coupe (p.20), dont résulte un vaste entrelacs festif et jamais fixé de potentiels parcours, plus ou moins zigzagants, bifurquant et se recoupant à travers un sous-bois plus ou moins dense (selon la proportion très variable attribuée aux « blancs ») de lettres, de syllabes, de bribes de mots, de mots entiers même…, faisant de tous côtés signe au potentiel ou à l’actuel lecteur de s’y engager sans crainte, quitte à revenir sur ses pas, à abandonner celui qu’il suivait, ou croyait suivre, de s’y perdre enfin, coupant à travers langue(s) et se coupant sans crainte de ses arrières… Soit : l’absolu contraire de ce mode de lecture précontraint et unilinéaire qu’on (l’école, soumise aux théoriciens de « l’acte lexique », ou l’air du temps communicationnel, que cornaquent tous les charlatans des « méthodes » de speed reading et autres) prétend nous imposer.
Lire pleinement, c’est, au moins potentiellement : suivre du regard, de l’écoute et de l’entendement à la fois, tous les réseaux lettriques, soniques et (syntaxico-)sémantiques frayables qui se présentent, dans toutes les directions dont se structure la page : horizontalement (en avant et en arrière), verticalement et en oblique (de haut en bas et de bas en haut)…, soit : « littéralement et dans tous les sens » (expression à entendre, elle-même, « littéralement et dans tous les sens »).
De toutes ces considérations, qui transparaissent ici, à même, eût dit Mallarmé, « la surface concédée à la rétine », l’auteur s’avère parfaitement conscient (2) : « Si on fait un livre, si on se produit en live, c’est pour un autre. Il faut donc le considérer. Un lecteur, c’est considérable. » (Cette dernière phrase, que je souligne, n’est-elle pas magnifique ?)
Comment lire, p.29 :
en France en
sis en vet
sinon : en sur sis en sous France en sur vet, soit : en sursis en souffrance en survêt’ – suivant un procédé renouvelé des « Grands Rhétoriqueurs » (env. 1470-1520) ? Seule occurrence de tout le livre – mais, rapprochée du titre (et de tant de phénomènes lettrico-paginaux rapidement effleurés ci-dessus), décisivement précieuse indication de lecture, justement ! S’expliquant sur sa démarche poétique, il pointe lui-même cette référence (3), mentionnant Paul Zumthor, qui écrivait (7) : « Au sein d’un monde princier qui faisait profession d’immutabilité et où toute existence spontanément tournait en spectacle, les rhétoriqueurs tentèrent de faire, du langage même, dans la matérialité de ses structures propres (sonores, lexicales, rythmiques), le seul spectacle vrai et le seul acteur. » Et un peu plus loin : « Mais, en cela, aucun pathétique. Plutôt une vaste joie, que plusieurs rhétoriqueurs invoquent expressément. Un rire. Le texte se fait sa fête. Il carnavalise. » Propos, certes, aisément transposables (mutatis mutandis (8)) au meilleur des poésies scéniques et/ou lisuelles « modernes », des « Hydropathes » à Dada, fluXus et au-delà – où se situe et qu’« invoque expressément » d’Abrigeon –, relativement aux contextes socio-politico-culturels où leur histoire s’est inscrite… et qui les ont cordialement ignorées, ou vilipendées !
1 P.Articule. le corps – à-plat, éd. Plaine Page, 2017.
2 Avec l’aimable accord de Pierre Le Pillouër et Françoise Favretto (que je remercie), j’y reviendrai dans une version revue et augmentée du présent article, à paraître dans le prochain n° de L’Intranquille (Atelier de l’agneau, 2021).
3 D’Abrigeon, entretien mené par Adrien Meignan, en ligne : www.undernierlivre.net/entretien-julien-dabrigeon/
4 C’est là, précisément, le sens fondamental du terme « lisuel » (que j’ai introduit dans mes Trois essais sur la poésie littérale, Al Dante / Léo Scheer, 2003), lié à la lecture comme réception (dite « silencieuse ») ; il en est un second (qui en résulte), touchant, on va le voir, à la lecture comme profération (« à haute voix »)…
5 Sauf à le gloser : ainsi, en « 4e de couve »…
6 Où, par sa position, « e » peut se lire (« en facteur commun ») comme l’e final s’ajoutant à « trop » et/ou à « court » pour former trope et/ou courte ; mais on y lit également (« à saute-moutons ») été… trop… court, rappelant le « é court é » de la p.15… où c’est aussi « le souff le » (en bas) qui est, comme le « cou / coupé court » (plus haut) !
7 Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, Union Générale d’Édition, « 10/18 », 1978, p.12-14.
8 Ainsi, dans cette transposition – où, à « un monde princier », se substituerait « la loi du Marché » –, le mot « spectacle » pourrait-il s’entendre en un sens debordien, ou quasi ....