Le graphisme adoucit les moeurs? par Christian Arthaud

Les Incitations

30 nov.
2004

Le graphisme adoucit les moeurs? par Christian Arthaud

  • Partager sur Facebook
Tout le contraire
Il m'arrive d'accorder de l'importance à l'aspect d'un livre, sa maquette, son design. L'acte d'achat finalement se réduit à peu de choses : une couleur agréable, un mot évocateur, un nom, un look. Difficile de déterminer ce qui est déterminant. Je reviens de ma librairie habituelle et, feuilletant les trouvailles du jour, je ne peux que faire état de mon désarroi. Certes, il n'y a pas péril en la demeure éditoriale, mais tout de même. J'ai en mains les Poèmes fluviaux de Friedrich Hölderlin traduits et présentés par Nicolas Waquet chez Laurence Teper Editions (Paris, 2004) et je ne peux m'empêcher de grogner devant cette couverture : songez que la maquettiste, Irène de Moucheron, n'a rien trouvé de mieux que de dessiner des vagues ou plutôt de petits filets ondoyants aux bleus dégradés sur un fond gris marron : des fois que la thématique fluviale du livre ne s'impose pas de soi-même, par le titre, l'éditeur s'est dit qu'il fallait enjoliver pour attirer le chaland. Voilà comment se conçoivent les ouvrages aujourd'hui, bêtement. Que dire alors du suivant que je tire du sachet : Mouvement perpétuel, de Augusto Monterroso, publié chez Passage du Nord/Ouest (Albi, 2004). Le différence de traitement est encore plus grande ici que dans le précédent livre, abîme entre la qualité du texte, du point de vue littéraire mais aussi de sa mise en page (choix du caractère, du papier, espacements, marges, respiration), et le ratage de la couverture, bavarde et inutilement compliquée, signée Christine Dufaut. Pour ces deux ouvrages, il semble que les éditeurs ont délibérément voulu se tromper de lecteur, pour ne pas dire : tromper le lecteur. Car ils n'ont pas cherché l'originalité ; ils ont simplement demandé à un graphiste de s'amuser sur le dos de la littérature, qui reste confinée à l'intérieur. J'arrache!


Le même but
Il est vrai que mon goût n'est pas partagé par tout le monde, je le sais : une caissière de librairie (une autre) ne m'a-t-elle pas lancé un jour : « vous, vous achetez toujours des livres moches » (traduire : pas de couvertures bigarrées, de titres gaufrés, d'images chatoyantes). En effet, je m'intéresse surtout au texte, et si je dis qu'un livre est beau sans doute est-ce parce que je considère que l'accord entre la couverture et l'intérieur me semble juste et harmonieux, dans un rapport mutuel qui participe de la création littéraire. Le premier plat de couverture peut néanmoins s'avérer une réussite, comme la troisième acquisition du jour : Semences, de Novalis, traduit et présenté par Olivier Schefer, paru chez Allia (Paris, 2004). Rien à dire, c'est parfait, sobre. L'image est mystérieuse, qui incite à y regarder de plus près ; pas d'infographiste nommé, rien que le travail intelligent d'une maison d'édition. Mais je n'aime pas que les couvertures élitistes : la collection L'œil du poète chez Textuel, conçue par Caroline Keppy et Sandrine Roux, ce n'est pas mal : ludique, sympathique, ça fonctionne bien. Comme les mots qui s'égrènent sur les couvertures de l'éditeur Le Bleu du ciel qui s'en remet à Franck Tallon pour donner une image à sa production. Je lis Gu Wei Jin Yong (Le passé sert le présent) de Jean-Marc Baillieu : le maquettiste use de stratagèmes pour rapprocher le lecteur du texte, par exemple en minorant les marges et en plaçant sur une couverture légèrement irisée des mots et des phrases qui sont autant d'échantillons prélevés de l'œuvre. Ce qui apparaît en vitrine est bien sûr d'une nature différente de ce qui est à l'intérieur du volume mais proposé avec une identique inventivité.


Rien à voir, tout à entendre
Je me suis fait à l'idée, peu agréable mais il faut se faire une raison, de manipuler des livres dont la souplesse des pages est contrariée par une couverture cartonnée et rigide à souhait. Car un CD est vendu avec, et sa protection nécessite un peu de solidité. C'est le cas de Le Vœu de vivre de René Ghil, présenté par Jean-Pierre Bobillot aux Presses Universitaires de Rennes, collection « textes rares », où le travail graphique de Nelly Charré s'acclimate fort bien de son sujet. J'ai complété ma petite razzia par quelques livres au format de poche, objets de consommation à la durée de vie hypothétique. Leurs couvertures sont comme la face vulgaire du « bon goût » (i.e. ce qui est unanimement accepté et digéré) d'une époque, avec ses tics ciblant le milieu estudiantin. La plus élégante étant évidemment la collection Poésie / Gallimard, qui s'arrange de temps en temps, se fait rafraîchir moustaches et favoris, mais reste fidèle à la notion de blanc immaculé pelliculé et à la notion de portrait du poète, homme ou femme du commun, avec un âge, un rictus, un physique. Je tombe sur la préface à Comme un château défait de Lionel-Ray-ex-Robert-Lorho, que l'on doit à Olivier Barbarant, page IV : « Parce que la poésie n'est pas une machinerie textuelle, mais une mise en musique de la vie, il faut commencer par la belle banalité d'une expérience commune. » Je rêve, je disjoncte. Voilà encore le musicisme à la Jean Royère (1929) qui revient avec la supposée force de l'évidence. La poésie serait ainsi hors de portée du concept, l'échappée belle... Une mise en musique de la vie. Avant toute chose, bien entendu. Je n'y aurais pas pensé. D'ailleurs, qu'est-ce que je dis : on est en dehors de la pensée. Toute critique tue, puisque adhésion requise. Mettez un oiseau dans la cage intellectuelle ! Voilà qui devrait donner de la matière aux infâmes communicants et autres infographistes, qui travaillent le walkman dans l'oreille comme chacun sait.