Bernard Heidsieck : poésie et intermédialité par Gaëlle Théval
Un petit coffret rouge vif, réunissant un documentaire sur DVD et un petit livre reproduisant des images en couleur sur papier glacé d’une part, un énorme pavé gris, sans image aucune d’autre part, voici les deux principaux objets éditoriaux qui ont été récemment consacrés au poète sonore Bernard Heidsieck disparu en 2014. Toutes deux consécutives à des expositions consacrées l’une aux œuvres plastiques du poète (l’exposition « Sonopoetics » présentée à Bruxelles en 2010), l’autre aux poèmes-partitions (« Bernard Heidsieck : poésie action », proposée à la Villa Arson de Nice par Eric Mangion en 2011), ces deux éditions s’opposent à bien des égards, à commencer par leur aspect matériel, mais aussi dans les choix faits de part et d’autre dans la manière de rendre compte d’une œuvre prévue pour s’implémenter sur la scène, dans le hic et nunc de sa performance effectuée par le poète lui-même. Dans un moment vouédonc à être éphémère – et à n’être plus, le poète ayant arrêté de lire depuis 2007. En effet lorsque le poète sonore rebaptise à partir de 1961 sa pratique pour lui donner le nom de « poésie action », c’est pour la démarquer des simples « lectures de poésie », oralisations d’un texte pensé pour la publication écrite, mais aussi pour souligner le fait que, dans ce qu’il nomme parfois aussi « Lecture/Performance », « la VOIX, en fait, ne me paraît être que l’une des composantes d’une véritable transmission publique d’un texte. […] Le terme de Lecture / Performance paraît alors parfaitement approprié. L’aspect physique et le rôle visuel d’une telle Lecture s’y trouvent associés. Et le poème, ici, semble être vécu, à chaque fois revécu, pour la première fois1. »
Les publications en volume des poèmes de Heidsieck avaient pris jusqu’ici la forme du livre seul ou plus souvent du livre + disque, vinyle puis CD, notamment avec le grand travail de réédition et d’édition entrepris en 2001 par les éditions Al Dante : s’y côtoyaient deux aspects du poème, la partition graphique, typographiée, et l’enregistrement audio, l’ensemble quasi systématiquement accompagné de « notes » émanant du poète et détaillant les modalités de réalisation de la performance sur scène : laissant donc le lecteur la projeter, l’imaginer, et soulignant par là même le caractère inachevé du poème tel qu’il apparaissait dans chaque publication. Ces deux dernières publications permettent d’aborder d’un peu plus près ces lectures/actions, selon deux modalités différentes.
La plus récente sur DVD se présente comme un documentaire, réalisé par Philippe Franck et Anne-Laure Chamboissier. On y trouve de précieuses archives filmées nous proposant des images – il n’y en pas tant que cela – du poète en action, qui alternent avec des interviews croisées. L’ensemble, de facture assez classique, constitue un apport important, moins pour le spécialiste qui n’y apprendra peut-être pas grand-chose, que pour un public un peu moins averti – mais beaucoup plus nombreux, auquel le documentaire s’adresse clairement. Heidsieck y figure évidemment en bonne place, à travers les archives filmées, mais aussi grâce à un entretien réalisé dans son appartement de l’Ile Saint Louis, en plus duquel on retrouve les récits des amis de la première heure, poètes et artistes (John Giorno, Jean-Jacques Lebel, Paul-Armand Gette, Françoise Janicot), de poètes « héritiers » (Olivier Cadiot, Anne-James Chaton), d’universitaires (Jean-Pierre Bobillot, auteur de la première monographie consacrée au poète en 1996), et de Laurent Cauwet, son principal éditeur, dont les paroles croisées tissent le récit d’un parcours poétique et artistique singulier, selon un parcours thématico-chronologique. Le petit livre qui accompagne le DVD poursuit la logique instaurée dans le documentaire, tissant les voix de poètes, d’universitaires et d’artistes théoriciens selon des formats différents : entretiens (de Bernard Heidsieck et Bernard Blistène, de Richard Martel et Philippe Franck), essais (Jean-Pierre Bobillot, Anne-Laure Chamboissier, Jean-Marie Gleize), interventions poétiques (Anne-James Chaton et Michèle Métail, et un texte inédit – tapuscrit – de Bernard Heidsieck lui-même). La diversité des textes proposés permet une approche plurielle de l’œuvre, chacun abordant un aspect (celui de la production plastique dans l’entretien avec Blistène, celui de l’importance historique de la naissance de la poésie sonore et « poésie action » au cours des années 1950 et de son rapport avec d’autres mouvements comme Fluxus ou le rendez-vous manqué avec le Lettrisme, duquel Heidsieck reste à distance, celui de ses héritages poétiques contemporains) sans jamais la figer. La reproduction à leur suite, en couleur, d’une sélection d’œuvres plastiques, les planches d’écritures/ collage issues des collections du Centre National des arts plastiques (présentées par Anne-Laure Chamboissier et Philippe Franck dans l’exposition « Sonopoetics » à Bruxelles en 2010.), donne un aperçu sur le versant plastique2 de la production du poète sonore, ou plutôt, comme le précise Heidsieck lui-même dans l’entretien avec Bernard Blistène, tient compte de l’aspect « intermedia » de l’œuvre où la dimension plastique et sonore ne s’excluent pas mais fonctionnent ensemble : « Je suis avant tout poète et j’utilise l’ensemble des techniques que je peux avoir sous la main. Alors je fais des plaquettes et des livres, avec ou sans disque. J’ai fait des K7 et des CD. J’ai utilisé un Haring puis un Revox. J’ai fait des poésies-actions sous forme de performances… »3.
Cette dimension intermedia ne concerne cependant pas uniquement la diversité des supports et pratiques mises en œuvre, mais leur fonctionnement conjoint au sein de la performance : les choix d’Eric Mangion, à l’origine de l’exposition consacrée au poète à la Villa Arson en 2011 et de l’édition des « tapuscrits » aux Presses du Réel qui en est le pendant, entendent en rendre compte, en optant pour une solution a priori opposée à la première : celle de la dissociation. L’exposition de la Villa Arson ne proposait pas de partitions affichées mais uniquement des poèmes à l’écoute, ainsi que des films réalisés autour des œuvres. Le propos de son commissaire était de donner toute sa place à la « plasticité » de l’œuvre, d’abord sonore, dans le cadre de l’exposition centrée sur le son, mais aussi visuelle : rappelée sur le site de l’éditeur, et mise en exergue dans la présentation de l’exposition à la Villa Arson4, cette déclaration – essentielle – d’Heidsieck en explicite le programme : ?
« Ce que je cherche toujours, c'est d'offrir la possibilité à l'auditeur/spectateur de trouver un point de focalisation et de fixation visuelle. Cela me paraît essentiel. Sans aller jusqu'au happening loin de là, je propose toujours un minimum d'action pour que le texte se présente comme une chose vivante et immédiate et prenne une texture quasiment physique. Il ne s'agit donc pas de lecture à proprement parler, mais de donner à voir le texte entendu. »
La publication aux Presses du Réel fonctionne ainsi comme pendant à l’exposition, et met en évidence la matérialité graphique des poèmes-partitions eux-mêmes, en ne proposant pas de CD d’accompagnement. De fait, l’ancrage visuel de la publication est particulièrement fort, d’abord en raison du format choisi : l’objet se présente comme une énorme somme de quelques 1183 pages, au format d’un peu plus de 21x29,7 cm sous couverture rigide. Pourtant il ne s’agit pas ici de proposer un « beau livre » : le parti pris se veut d’une extrême sobriété : sous la couverture grise, sans illustration aucune, où l’on lit le nom de l’auteur et le titre en caractères dactylographiques, les très nombreuses pages qui se suivent reproduisent en fac-similé les tapuscrits des poèmes partitions à l’échelle 1/1 – soit au format papier machine – ainsi que, en fausse page, les feuillets manuscrits issus d’un carnet où le poète recense l’ensemble des lieux et dates auxquels les lectures desdits poèmes ont été effectuées. L’ensemble s’exhibe donc avant tout, tant par le choix du format que par celui du fac-similé, comme document : difficilement maniable, l’ouvrage oriente d’ailleurs son usage, non vers une lecture continue mais vers une consultation, et met surtout l’accent sur le caractère éminemment visuel de ces partitions en respectant leur matérialité. S’y révèle, dans toute sa dimension, un travail important de spatialisation du texte par le poète, dont on avait déjà un aperçu dans les publications précédentes, en volume, où la typographie respectait la disposition du texte sur la page. Mais le fac-similé permet aussi de restituer la texture physique du texte dans son aspect graphique, ainsi que celle de son support, la feuille de papier machine au format A4 : ce qui nous est montré, ce sont donc les partitions utilisées par Heidsieck lors de ses lectures, et non une transcription postérieure pour la version livresque. L’écrit se voit alors restitué à sa juste place, comme composante certes, mais essentielle de la performance, où la partition est mise en scène et en action de façon permanente, le long « papyrus » déroulé par le poète dans Vaduz en étant le parangon. Sortir la poésie du livre, selon le programme énoncé par Heidsieck dès 1955, ne revient pas à revenir à sa dimension orale : le support écrit doit être présent sur la scène car il s’agit de mettre en scène un acte de lecture :
« j’insiste sur la nécessité que le poème soit lu, et non dit de mémoire. Que la Performance, quelle qu’elle soit, s’y oblige. Un poète « lit ». Un acteur « récite ». Un poète, en public, n’a pas à réciter. Mais à lire. Il en a plus que le droit, le devoir ! L’image que fournit alors le poète, lisant, de lui-même, ne peut être que singulière, au mieux captivante. »5
De fait : lorsque Heidsieck substitue à l’expression « poésie sonore » celle de « poésie action », c’est notamment pour mettre l’accent sur l’aspect proprement visuel du poème, qui s’incarne à la fois dans le corps concrètement présent du poète lui-même mais également, toujours, dans l’écrit, présent non seulement au titre de partition, mais également comme partie intégrante du dispositif intermédial que constitue alors chaque performance. Selon son expression, la poésie sonore (action) c’est « ça+ça » :
« Ainsi retransmis, poèmes et textes deviennent plus que ce qu’ils sont d’ordinaire. Ils sont eux-mêmes, bien sûr, des mots, un cri, du son, un souffle, du sens, mais ils sont en outre, l’image qu’ils offrent d’eux-mêmes, qu’ils s’adjoignent, qui finit par leur coller à la peau, et qui n’est autre que celle que leur ‘imprime’ - par son comportement, sa façon d’être, ses gestes, sa voix, sa tension, son corps – le poète lui-même. Le poème devient alors "ça" + "ça". Un tout indissociable 6. »
Restituer les tapuscrits dans leur matérialité première, sous cette forme documentaire, permet ainsi de montrer une part de l’œuvre telle qu’elle se donne en performance, tout en contournant le risque de la « mise en livre » qu’elle encourt nécessairement dans les publications en typographie, par sa paradoxale monumentalité même. La dimension intermédiale de la lecture/action, est rappelée par Jean-Pierre Bobillot et Anne-James Chaton dans les deux textes placés en postface, justifiant d’autant le projet. Ainsi pour Anne-James Chaton « loin de prétendre à une quelconque immédiateté, l’action du poète met en branle la mécanique d’écriture ; elle mixe les supports sur scène, sans jamais se départir de son texte (…). Le poète sonore préfère l’étrangeté de la rencontre de l’imprimé et de l’enregistré au texte idéalisé qui se souffle à l’oreille de l’autre sans se soucier de la matérialité du signe. » Le choix radical opéré par l’éditeur permet alors de mieux appréhender la spécificité de l’association qui se joue – et ne se joue que – sur la scène lors de la lecture/performance, entre les sons, la voix et le corps du poète et son texte. L’archive proposée par Eric Mangion laisse alors intacte la dimension nécessairement éphémère de la performance pour en publier non la trace mais le matériau agi par la mise en dispositif que représente chaque performance : bande sonore d’une part (diffusée lors de la performance, « voix technique » que la voix « réelle » du poète vient redoubler), partition écrite d’autre part (que le poète tient d’une certaine manière lors de la lecture, voire met en scène et qui fait partie intégrante de la pièce), qui se voient agencés, et mis en action par le biais du corps du poète au moment T.
Bien que fondées sur des choix opposés, ces deux publications ont ceci de commun, et d’essentiel, qu’elles viennent compléter, en l’absence désormais définitive de toute lecture / performance possible, les livres-disques publiés jusque-là, en proposant, chacune à leur manière, une mise en avant de la dimension matérielle et intermédiale de l’œuvre du poète d’action.
1 Bernard Heidsieck, Notes convergentes, Romainville, Al Dante, 2001, p. 309 - 314
2 L’œuvre plastique est notamment explorée dans l’ouvrage de François Collet, Bernard Heidsieck plastique (Lyon, Fage éditions, 2009), mais aussi visible dans des publications comme Djessari, (Coutras, Le Bleu du ciel, 2009), ou encore le tout récent Abécédaire n°6, « Clef de Sol » - été 2007(Dijon, Les Presses du réel / FRAC Franche-Comté, coll. « Abécédaires », 2015)
3 Bernard Heidsieck, « A mercredi, 16h ! », Entretien avec Bernard Blistène, Poésie action : variations sur Bernard Heidsieck, a.p.r.e.s éditions, 2014, p.114
4 Voir la présentation de l’exposition : http://old.villa-arson.org/index.php?option=com_content&view=article&id=219:bernard-heidsieck-poesie-action&catid=37&Itemid=2025
5 Bernard Heidsieck, « Notes a posteriori », Derviche Le Robert, p.23
6 Bernard Heidsieck, « La poésie sonore c’est ça + ça » (1983), Notes convergentes, op. cit., p. 258.