Miguel Casado, Le sentiment de la vue par Éric Houser
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![Miguel Casado, Le sentiment de la vue](/Source/280/miguel-casado-le-sentiment-de-la-vue-1739027984.jpg)
Courant sans source
En relisant le livre de Miguel Casado, je me suis aperçu que le premier poème était un « nocturne ». J’entends par là un poème dans lequel la nuit apparaît thématiquement, ne serait-ce que d’être nommée (même seulement une fois). Ayant toujours été fasciné par la nuit (et par les nuits), spécialement par l’un de ses signes les plus extraordinaires, la lune, mon attention a été attirée par ce premier poème, nocturne (je passe à l’adjectif). Que je me sens en devoir d’examiner d’un peu plus près, comme s’il s’agissait d’une annonce (plutôt que d’un programme).
J’ai conscience que c’est un exercice un peu vain, mais j’ai voulu dénombrer les occurrences du mot « nuit » dans le livre, comme autant de petites lunes métonymiques. J’ai donc relu et ratissé, me disant que « nuit » devait avoir un rapport nécessaire (?) avec « vue », avec « sentiment de la vue ». Peut-être d’abord parce que la nuit (selon sa profondeur, la plénitude ou la maigreur de la lune) modifie, déplace le sens de la vue, l’amoindrit ou au contraire l’aiguise.
Dans sa postface (Le sentiment du texte) David Lespiau, l’un des deux traducteurs, écrit que le titre du livre « exprime (…) très exactement le déplacement entre ce qui est de l’ordre de la perception - le sens de la vue - (…) et ce qui est de l’ordre de la vie intérieure, mentale ; sentiment étant utilisé ici au sens d’une impression, d’une sensation » et, ajouterais-je, au sens d’un débat touchant aux affects, à l’éthique. Aux passions.
Il est bien question pour le poète-narrateur étendu dans l’obscurité, dans le premier poème (page 9), de voir avec attention ce qui l’entoure, et par-dessus tout l’étrange « lumière de la nuit ». Mais il s’agit aussi de respirer (l’air des arbres) et d’entendre (l’égouttement léger de l’eau dans le canal), car la perception est une sorte d’écheveau, elle n’existe pas de manière pure ni séparée (isolable).
Et il s’agit encore d’entendre en un autre sens : entendre « ce qu’il sait » (il = l’homme étendu dans la nuit, peut-être en proie à un moment d’insomnie). La lumière de la nuit est d’ailleurs décrite comme « équilibre de vérité et de mensonge, courant sans source ». On est assez loin de la perception ; tout proche cependant et même, immergé.
Je suis tenté de rapprocher ce poème d’un autre, central dans le livre (pages 41 et 42), le seul à être distribué en plusieurs parties (notées I, II, III), et qui a pour titre « La maladie du temps ». Ce poème est dédié au poète Nicanor Vélez (1959-2011). Il évoque la fin de sa vie. Ce n’est pas un thrène, mais un texte qui rend sensible, dans une émotion sobre, le temps de l’agonie et de la mort.
Le verbe « voir » est employé selon une autre modalité que celle des cinq sens : « Un moment avant la fin, / et même un moment plus tard / après que la fin eut déjà / commencé, il sentait qu’il lui était possible / de résister un peu plus, juste un peu / et puis voir » (I). C’est là le sens que l’on rencontre dans l’expression « on verra », ou « on verra bien ».
Le mot « nuit » apparaît dans le poème suivant, qui est comme une prédelle de ce triptyque, le baignant de son étrange lumière. Le poète-narrateur est réveillé par « une image qui n’a jamais existé, / devenue impossible maintenant ; je l’ai vue un moment / avec clarté, son énergie, sa hâte, / il portait un manteau. Je ne sais pas s’il me cherchait, / s’il endossait son rôle de père ; / je suis resté immobile, c’est alors / que je me suis vu le perdre. Des heures / encore, avant que la lumière revienne ».
La trajectoire de ce simple verbe, voir, dans ce poème-en-trois suivi de sa prédelle, a quelque chose de déchirant. La vue ici devient rêve, vision. Sentiment de la vue.