Le Dernier Avenir de Patrick Laupin par Géraldine Geay
« Le gris trouble qui apaise »
L’écriture pleut dans Le Dernier Avenir. 0n voudrait en prélever, moins des extraits recopiés, isolés et à la ligne, que des photographies, pour montrer que l’écriture y tombe (mot d’ailleurs récurrent dans le livre) à verse. Les lignes d’écriture sont horizontales mais chutent, aimantées, dans une sorte de forêt brouillée. Bref, dans ce décor chargé de lignes qu’est, visuellement, le livre de Patrick Laupin, on ne voit pas distinctement. Les pages/paragraphes, centrés, ne sont pas justifiés, la ponctuation est réduite aux virgules, les simili-vers sont à la queue-leu-leu, signifiés par une majuscule semblant tomber au hasard pour transformer tel ou tel mot en mot avec une grande première lettre.
Or, la confusion, ça fait pleurer. Si l’écriture pleut dans Le Dernier Avenir, peu de pluie évoquée. Le décor est sec et solaire. Pourtant, l’eau est là. Justement dans les enfants qui pleurent (« l’enfant qui refuse qu’on le console ») mais aussi dans les eaux retenues, retenues le plus souvent artificielles. Quantité de « lavoirs », par exemple. Image doublement désuète de l’eau qui stagne et du laborieux procédé. Image d’une eau sociale. Image de village. Comme dans tous les villages, les fleurs sont là. On est pile, dans Le Dernier Avenir, entre « le pampre » et « la rose » nervaliens. Végétaux, fruits et surtout fleurs, fleurs à foison qui ont bien dû, pour advenir, voir de l’eau. Seulement nous en sommes au « dernier avenir », au temps d’après-après averse, au temps même plus détrempé, au temps où les fleurs semblent, toutes, faites.
Dans ce décor fini ne pleut donc plus que l’écriture. Et un phénomène étrange arrive. L’assoiffé de poésie (vers ou prose), dont l’œil est habitué à la succession, rebondissante et respirante, d’intensités, se trouve devant un texte emmêlé, comme livré en l’état. Un texte de boue séchée, suivant la brouille entre la terre et les pluies abondantes. Il pleut sur Patrick Laupin des lignes de mots, et c’est tout ce qui continue. On sent que l’écrivain n’est pas là pour les sélectionner selon leur intensité. Il devient bien plutôt moulin, fonctionne aux mots du monde qui l’actionnent. Sa propre voix ressort peu. C’est que nous ne sommes évidemment pas voués qu’à parler pour nous-même. L’écrivain se prononce néanmoins, quand apparaît un « Maman », quand des lieux sont nommés ou quand il prend parti, toujours pour les manuels, toujours pour les artisans. Un sujet se détache alors, pour évoquer. Au lecteur de fouiller dans le livre pour trouver son compte : c’est ce que Le dernier avenir a de très actuel. La profusion. Des agacements qui font écrire des formules extrêmes sans besoin de point d’exclamation (« Ce n’est pas du jour au lendemain qu’ils vont se décider à ouvrir un Livre »), de l’adoration répétée pour les petites mains, des questions littéraires et notamment le souci du livre idéal, la nature qui semble catastropher l’écrivain pourtant très remonté contre « les villes » (On en revient alors à l’image médiane du village, du village dont la moindre route peut finir en piste forestière, du village calme et pas trop délimité, intact et fleuri)… À nous d’admettre ce flot poétique en sortie de moulin, ces diversions ramassées et, comme sur un réseau social, de filtrer.
« Filtrer » n’est pas « épurer » mais plutôt d'un réflexe ophtalmologique du lecteur. Que choisissons-nous, que retenons-nous, que laissons-nous passer ? Là où un récit nous intime l’ordre de tout retenir au cas où, la poésie affirme à la fois un « tout compte » et un « tu peux tout laisser passer ». Notre professeur de philosophie en terminale nous avait dit cette chose importante, quand nous lisions Kant : si vous ne comprenez pas une phrase, passez à la suivante, avancez, la suivante va vous éclairer ». La poésie de Patrick Laupin ne va pas en s’éclairant. Sans fil (mais évoquant beaucoup de « fils »), elle est savonneuse et change de sujet, ou plutôt d’objet. Devient, au fil des pages, de plus en plus stroboscopique. Elle semble douce mais elle est souvent prise d’accès de colère. Ce sont les passages où, du village, l’écriture semble vouloir monter sur la montagne de Zarathoustra. Laupin en a souvent après ceux qu’il nomme les « crevards » et, notamment vers le milieu du Dernier Avenir, les « toxiques ». C’est bien le Nietzsche emporté contre la « racaille » qui résonne dans son texte :
« Chimères emmitouflées dans le gant cruel du pire ils déparlent Ce sont les pitres mangés à l’acide des solutions critiques de l’héroïsme de la ruse Ils n’ont pas d’intérieur, de sacré, de distance, d’aurore, d’absence Le pleure-main du clavecin d’automne va droit au long mourir du mal d’amour sans mot »
La dernière ligne dit que les envolées colériques de Patrick Laupin mutent toujours en colère d’un enfant qui pleure pour rien en pleurant pour tout. Pleurs nerveux, pleurs d’action autant que de contemplation. Cette mutation signifie que la douceur n’est jamais systématique et fonctionne peut-être aussi par accès, est courageuse. C’est-à-dire fruit du courage quand la « lâcheté », elle, nous répète plusieurs fois l’écrivain, ne conduit qu’à la guerre.