Un dictionnaire du lyrisme qui porte d’étranges oublis par Laurent Zimmermann
Un dictionnaire consacré au lyrisme vient de paraître. On ne jugera pas ici de la fécondité du bilan théorique qu’il propose. Il est évident, étant donné la qualité de certaines intervenantes et de certains intervenants, qu’on y lira des pages avec plaisir et profit. Le travail critique le plus important, et source du plus grand renouvellement théorique sur la notion dans les vingt dernières années, celui de Dominique Rabaté, est, par exemple, largement présent dans le volume, l’auteur lui-même y contribuant notamment par un important article « Voix, sujet lyrique », ce qui est une excellente chose. On pourrait citer bien d’autres exemples. Il y a largement, pour les lectrices et les lecteurs, de quoi tirer profit d’un tel ouvrage. Bien entendu, certains articles sont plus légers ou plus faibles que d’autres, mais c’est toujours le lot de ce genre d’entreprise. Le problème n’est pas là. Car oui, problème il y a.
À lire un certain nombre d’articles de ce dictionnaire, un doute, puis un malaise s’installent, bientôt confirmés par la consultation de l’index et de la bibliographie.
Précisons une chose : il est évident que le but premier d’un tel dictionnaire est d’essayer de proposer un bilan théorique. Ce qui signifie aussi qu’il n’entend pas proposer une histoire de la poésie. Du moins, pas ouvertement, pas en première intention. Peut-on pour autant tenir pour insignifiants les noms de poétesses et de poètes qu’il retient ou qu’il omet, comme s’il ne s’agissait là que d’une sorte d’agrément de peu d’importance ? Étant donné le sujet que se donne ce dictionnaire, ce serait tout de même un comble ! Et ce d’autant plus que cette notion de lyrisme, par l’adoption ou le rejet, a servi d’étendard ou de repoussoir dans le champ de la poésie contemporaine.
Mais désormais, tout va bien, et tout le monde s’entend, apprend-on à l’article « Lyrisme critique » : « Aujourd’hui, le lyrisme est critique ou n’est pas. Il n’y a pas de place pour un lyrisme de pure effusion du moi, le littéralisme n’a donc plus d’ennemi a? désigner et la querelle de la fin du XXe siècle a disparu au profit d’un temps plus serein ou [sic] la poésie lyrique s’écrit « malgré tout ». »
Cette envolée œcuménique correspond-elle à ce que fait passer, comme en sous-main puisque ce n’est officiellement pas son objet, ce dictionnaire ? Pas vraiment. Certes, on trouvera cités les noms de certains des représentants les plus visibles du littéralisme ou du versant le plus « critique » du lyrisme, Emmanuel Hocquard, Jean-Marie Gleize par exemple. Mais déjà, pour ce qui est du camp littéraliste, au sens très large, notons qu’il vaut mieux être un homme, puisque si Liliane Giraudon est mentionnée une fois, on ne rencontre dans ce dictionnaire ni Anne Portugal, ni Suzanne Dopelt, ni Nathalie Quintane, ni Virginie Lalucq, par exemple, dont les œuvres importantes dirait-on n’existent pas. Du côté néo-lyrique par contre, que d’abondance ! Le trio publié chez Gallimard, même s’il n’est pas forcément beaucoup cité, est présent au complet (André Velter, Guy Goffette, Jean-Pierre Siméon), et bien d’autres encore, dont on s’épuiserait à faire la liste. Il nous semble pourtant, puisqu’il s’agit de bilan « théorique » avec ce dictionnaire, que le corpus théorique prenant les œuvres en question pour exemples n’est pas si étendu que cela, et bien moins que celui concernant des œuvres oubliées… Mais le problème n’est pas tant la présence des uns, après tout pourquoi pas et si des autrices ou auteurs du dictionnaire souhaitaient les citer, il va de soi qu’il n’y avait pas à les en empêcher, que, plutôt, l’absence des autres. Ce point n’était pas négligeable, et il était de la responsabilité du directeur du volume de veiller à de tels équilibres.
Mais parmi les absences surprenantes dans cette entreprise, et qui déjà sont profondément regrettables, il en est une qui confine presque au ridicule, celle de Philippe Beck. Car il se trouve que parmi les œuvres importantes dont on regrette l’absence dans un tel volume, celle de Philippe Beck est particulière, parce qu’il a non seulement pratiqué une certaine écriture lyrique, mais qu’il l’a revendiquée et en a travaillé la question spécifiquement (ce qui n'est pas forcément le cas de toutes les autrices et auteurs oubliés, quelle que soit par ailleurs l’importance de leur œuvre). Toutes les lectrices et tous les lecteurs de poésie contemporaine le savent, Philippe Beck a écrit un livre majeur dans le contemporain du côté de la lyrique amoureuse*, Lyre Dure (Nous, 2009). Il a, et notamment pour ce livre, revendiqué un « lyrisme sec », qui est une proposition importante, et totalement absente du dictionnaire. Proposition qui a été développée au plan théorique dans Contre un Boileau, un art poétique (Fayard, 2015). Le directeur de ce dictionnaire l’ignorait-il ? Il est permis de répondre négativement à cette question quand on se souvient qu’il a participé à un colloque sur l’œuvre de Philippe Beck, et que son intervention a été suivie notamment de discussions sur la question. Et, outre ses propres écrits, en matière de théorie, il y a de la réserve s’agissant de Philippe Beck, à propos duquel, et notamment sur la question du lyrisme, ont écrit, parmi d’autres, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy ou Alain Badiou. Philosophes que n’ignore pas du tout le directeur du dictionnaire, puisqu’il écrit en introduction du volume, déjà : « Lorsqu’il s’agit de qualifier la poésie, ce terme ponctue les travaux des penseurs et des philosophes contemporains les plus confirmés, de Gérard Genette a? Jacques Rancière. » Dans l’article « Effet de présence », qu’il signe lui-même, on lit ensuite sous sa plume : « Un tel effet rejoint la qualité performative souvent accordée a? la poésie lyrique, notamment par des philosophes comme Alain Badiou ou Jacques Rancière » Ayant de la suite dans les idées, c’est cette fois dans l’article « XXe siècle », qu’il signe également, que nous lisons sous sa plume : « Après Gaston Bachelard, de nombreux critiques littéraires parmi les plus renommés ont accordé une place déterminante a? la poésie, tels Marcel Raymond, Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, Paul Zumthor, mais aussi Gérard Genette, sans parler des linguistes (il suffit de lire les notes d’Émile Benveniste sur Baudelaire ainsi que les travaux d’Henri Meschonnic) ou des philosophes (Jacques Rancière, Alain Badiou). » S’il semble moins fréquenter l’œuvre de Jean-Luc Nancy, le moins qu’on puisse dire est que les noms d’Alain Badiou et de Jacques Rancière ne lui sont pas inconnus. Mais le poète contemporain à propos duquel ils ont le plus écrit – et de loin – très étrangement, si. Du moins dans ce dictionnaire. Poète majeur et qui, dans le contemporain, est l’un de ceux qui a le plus mis au cœur de sa pratique et de son projet le lyrisme justement, et son renouvellement pratique et critique. Reconnaissons que pour un tel dictionnaire, cet ²oubli² a toutes les allures d’une énormité.
Ces oublis, et ce dernier oubli tout particulièrement, sont tout à fait regrettables pour un ouvrage comportant certaines contributions importantes, et qui, on peut l’espérer, sera consulté dans les dix ou quinze prochaines années par les étudiants. Même si le corpus poétique, pour un ouvrage de théorie et non d’histoire littéraire, n’est pas l’objet premier, il existe et se donne à lire malgré tout. Dans un tel ouvrage, les contributrices et les contributeurs sollicités écrivent ce qu’ils veulent. Le directeur du volume par contre, c’est là toute sa fonction, doit ou devrait veiller à certains équilibres. Il a parfois autre chose à faire, dirait-on. Mais quoi ?
*Cf. notamment « L’impersonne est quelqu’un », Entretien à propos de Lyre Dure, avec Tiphaine Samoyault et Martin Rueff, Maison des écrivains de Paris, 2010 (repris dans Une autre clarté, Le Bruit du temps, 2023, p. 150-165).