Peut-être pas immortelle de Frédéric Boyer par Laurent Zimmermann
Le certain et l’incertain de la perte
Quand arrive ce à quoi aucune attente n’avait préparé, la parole qui reste n’est plus une parole, juste une adresse, dans une exclamation : « oh petite reine », les premiers mots de Peut-être pas immortelle, livre que Frédéric Boyer consacre à la mort de sa compagne, Anne Dufourmantelle. Le lecteur qui souhaiterait trouver dans ce livre un écho de ce qui s’est dit de cette mort serait déçu. C’est tout à fait ailleurs que se situe Frédéric Boyer, à l’écart de la part médiatique, et même héroïque de cette mort. À peine une allusion au sable de la plage à un moment, qui est aussi bien le sable, revenant plus loin, que risque de devenir toute vie disparue. C’est vers l’intimité, une certaine sorte d’intimité qui n’est pas celle de la révélation de quelque(s) secret(s), ni même de la vie d’un couple telle qu’elle pourrait se résumer par des jalons biographiques, que Frédéric Boyer choisit d’aller. Intimité avec la disparue, à laquelle il s’adresse comme si tout restait présent, aussi bien qu’au nom du souvenir, et intimité d’une expérience de la perte à laquelle il s’affronte non pas pour lui, mais pour elle.
« oh petite reine » : on entend bien sûr dans cette adresse et dans cette exclamation un écho de « La ralentie » de Michaux. Tout comme on pourrait rapprocher ce livre d’autres livres du deuil, depuis le plus ancien jusqu’au contemporain, avec Quelque chose noir de Jacques Roubaud par exemple, ou À ce qui n’en finit pas de Michel Deguy. Ce serait manquer ce qui fait la spécificité de Peut-être pas immortelle : une parole qui surgit dans le moment même de la perte, ou presque, à sa pointe et dans son acuité insurmontable. C’est pourquoi il serait assez faux de parler d’un livre du deuil. Le deuil n’est pas la question de Peut-être pas immortelle. Ni une quelconque prise de position par rapport à la notion de « travail de deuil », ni une réponse à l’injonction sociale de « faire son deuil » ne sont ses questions. La mort, et la présence de la disparue : voilà face à quoi se tient ce livre. Le deuil, avec son cortège de rites, sociaux ou personnels, de transactions, son horizon permettant d’entrevoir une hypothétique autre vie, n’a aucun rapport avec ce que propose Peut-être pas immortelle. L’égarement sans recours dans la certitude (de la mort) ; l’égarement, sans le moindre recours non plus, dans l’incertitude (de ce qui reste, de ce qui va rester) : le livre se tient tout entier devant un tel moment.
Car la certitude, ce qu’elle a de sinistre et d’irrémédiable, est posée dès l’entame du parcours, très littéralement : « oh petit reine dans le trou », « oh petite sœur voyageuse maculée de boue ». Et cette littéralité de la mort s’impose sans cesse dans la première partie du livre, qui est aussi celle qui se tient au plus près de l’événement. La parole en ce sens n’a affaire qu’à la violence d’un réel après quoi il n’y a rien, et qui ne peut que se décliner en se multipliant à l’identique, toute tentative de transaction avec le réel ne menant qu’à faire ressurgir le même constat, écho ici de Macbeth :
- Qui es-tu ?
- L’horreur.
- Parle.
- L’horreur l’horreur l’horreur.
Ajouter ce que Shakespeare ajoute après la répétition de ces trois mots, « ni le cœur ni la langue ne peuvent te concevoir ou te nommer », serait, ici, déjà de trop. Ne reste que la possibilité, dans une forme d’hébétement, de s’installer face à ce qui est arrivé, dans le ravage de son évidence : « néant où je viens d’installer mes affaires ». Les mots ne permettent rien devant l’horreur, pas même d’apprendre quoi que ce soit. Nulle « consolation », dans la tradition de Malherbe. Seulement une sorte de morale blanche, minimale, qui n’apprend rien sinon l’élémentaire.
Mais le creusement de la répétition et cette frappe d’un réel insupportable n’épuisent pas entièrement la parole du poème. Autre chose se fait jour, dans la douleur de la perte : la présence de ce qu’un terme ancien pourrait qualifier, une répondance. Péguy écrit ainsi dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, évoquant « la parole de Jésus » : « Elle a éveillé dans le cœur on ne sait quel point de répondance / Unique ». La mort, dans Peut-être pas immortelle, n’est pas seulement la certitude de ce qui est arrivé, elle est aussi cette répondance de l’aimée, qui demeure, transformant la parole d’adresse et lui offrant une réponse, intermittente, incertaine, mais continuant malgré tout. Cette « répondance / Unique », qui aura été celle de l’amour surgit comme un écho, ou comme un ostinato, comme ce qui donne le rythme de la voix adressée.
Il y a les gestes du rappel : « hier soir tu vois j’ai rangé tes robes et tes souliers ». Mais cette poursuite surtout, cette persistance du « point de répondance », qui n’est pas une réponse à la mort, laquelle ne sait que se répéter elle-même, mais une réponse interrogative à ce qui reste aussi bien du souvenir que d’une inscription, encore, dans le présent et l’avenir.
Dans l’incrédulité face à la mort, dans l’incertitude, disant que la disparition n’est pas la disparition, le poème prend en charge cette répondance qui s’impose, et devient lui-même, dans son geste, ce qui s’offre à la demande de la disparue : « tu me disais deviens le poète / que tu es ».
C’est ce même fil, ténu, fragile, mais aussi bien évident, que reprend la seconde partie du livre, en prose cette fois pour l’essentiel, « Une lettre ». Ce qui s’inaugure alors est un autre régime de la parole, celui du paradoxe d’un dialogue maintenu et impossible, à la fois concret, sensible, qui s’impose toujours dans la multitude des souvenirs et la connaissance de ce que la femme disparue aurait aimé, de ce qui l’aurait amusée ou bouleversée dans le présent de la vie, et dont la vivacité ne cesse de ressurgir. Ce texte se construit sur un désir, et une interrogation. Le désir est évidemment que la disparition n’ait jamais lieu, que l’avenir soit porteur d’une manière de se retrouver, loin, dans l’impossible, dans l’improbable : « Sauf imprévu nous nous reverrons dans mille ans. ». Mais c’est aussi, et d’abord, dans le présent que la disparition ne doit jamais advenir : « Toi pense à nous, je t’en supplie, où que tu sois, quelque chose doit venir qui n’est pas là et qui sera toujours toi. » La mémoire contre l’oubli, le refus que celui-ci l’emporte : « Je n’oublierai pas que nous mangions des lézards vivants en discutant de la signification des astres. » Cette parole qui porte le refus de l’effacement n’est pas consolatrice pourtant, ici non plus, et c’est alors, dans le souvenir de la vie qui a été, l’angoisse, l’interrogation élégiaque qui surgit, à plusieurs reprises. Dans une forme de dénuement, le texte en vient à questionner ce que sera cette disparition, insaisissable contrairement au réel brut de la mort, mais qui menace sans cesse :
C’est une grande douleur chez moi, très grande, de craindre que l’affection qui s’est déposée comme la poussière et la cendre d’un feu ne soit condamnée au sable et au silence des nécropoles.
En ce sens, « Une lettre » est un anti-tombeau. Un texte, avant tout, où la disparition est combattue. Non par le déni ou un quelconque horizon consolateur, en définitive, mais par le maintien d’une question vivante et d’une adresse pour cette question :
J’espère malgré tout que nous pourrons avoir de temps en temps des nouvelles l’un de l’autre. Mais ce n’est pas certain, tu t’en doutes, n’est-ce pas ?
Une troisième partie, courte, en vers, conclut le livre, « Des vies ». La parole maintenant se décentre, selon un point de vue qui pourrait prendre une ampleur lyrique, mais qui reste retenu, attentif toujours à la fragilité de ce qui se dérobe et que le poème préserve. Ce court poème propose une liste de vies possibles, des plus heureuses aux plus égarées, jusqu’à celles qui ne sont pas vraiment vécues. Mais ce qui retient ici est surtout l’entrelacement des voix, puisque c’est aussi bien le « je » qui parle que la disparue, dont l’attention aux vies diverses qu’elle croisait ressurgit, avec tout son tact et une sorte de générosité incessante, comme si les deux amants, sur une autre rive, pouvaient parler d’une seule voix de toutes les vies qu’ils croisent ou voient.
Dans cette évocation des différentes vies possibles, de celles auxquelles il manque parfois une lettre, un mot, et qui portent cette absence sans fin, c’est ce que disait, ce que dit encore, dans son attention à la vie des autres, la disparue, donc, qui se fait entendre :
Et parce qu’elles manquent à tes yeux de cette lettre ou de ce mot, de cette parole, de cette faille, et parce qu’elles manquent à tes yeux vivants de cette autre petite chose, autre que la petite chose qui fait que certaines vies en les vivant ne sont pas à tes yeux une vie vraiment
La vie traversée par l’horreur des deux amants trouve alors une forme d’apaisement extrêmement doux, parcouru par une tristesse contenue, mais aussi par une forme d’amour inconditionnel et de souci de l’autre, où le survivant et la disparue se retrouvent en se perdant dans le nombre et la diversité des vies possibles. Retrouvailles de ce regard commun, partagé, qu’interrompt pourtant un retour blanc de la certitude, avec le dernier vers. Car la dernière vie possible évoquée en cette toute fin de livre, la disparue n’aura pas pu la voir, n’en aura pas parlé, c’est la seule qu’elle n’aura jamais connue et qui, dans une mélancolie dure exempte de toute effusion, mais aussi, encore, toute l’attention du monde, est dite par un « je » devenu soudain l’étranger ou l’étrangeté de la deuxième personne :
Et une vie parfois qui te manque toute la vie
Les derniers mots de Peut-être pas immortelle sont ainsi ceux où le « je » se détache de lui-même, en quelque sorte, regarde, pour la seule fois, ce qu’il vit de l’extérieur, prolongeant ainsi la certitude et la stupéfaction de ce qu’il vit comme si cela avait dû arriver à un autre.