Alexander Dickow, Appétits ... par Laurent Zimmermann
Alexander Dickow, depuis Caramboles, recueil devenu un classique de la poésie contemporaine, poursuit une œuvre poétique essentielle et réjouissante, dont les excellentes éditions La Rumeur Libre publient le plus récent volume, Appétits*.
Réjouissante oui, car s’il est une impression première que donnent les poèmes d’A. Dickow, c’est bien un vif plaisir de lecture, venu d’une sorte d’exactitude, d’une machinerie verbale parfaitement au point. Impression à élucider, car si elle évidente à la lecture elle est paradoxale : loin de s’inscrire dans une poétique allant vers le classique au sens de la mesure, elle va avec une écriture déroutante, toujours inattendue.
Ce qui cloche : telle est en effet la cellule poétique initiale chez Alexander Dickow. On pourrait, songeant au « qu’importe qui parle » de Beckett (puis de Foucault avec Beckett), dire qu’il y a avec Dickow un « qu’importe ce qui cloche ». Ce qui importe est la « clocherie » (pour reprendre un terme de Lacan – dans Les quatre concepts fondamentaux). Clocherie qui caractérise notre rapport au réel, cette faille qu’il y a de ce que nous en voulons, espérons, croyons, à ce qui nous en vient et nous vient comme rapport possible – impossible donc. Faire jouer poétiquement la « clocherie », c’est ainsi avant tout faire surgir, à la fois violent et extrêmement délicat, le réel. L’exactitude chez Dickow ne portera pas sur une illusoire adéquation du dire au monde, mais au contraire sur le fait de tenir à l’inadéquation, d’arriver à la dire, à la faire entendre au bon endroit, à la faire surgir où on ne s’y attend pas. Il est facile en effet de charrier de l’inadéquation par principe, par programme. Bien plus difficile de trouver les termes qui touchent au plus juste. Et d’autant plus difficile avec la voie principale choisie par Dickow, malaisée en général mais que lui, pourtant, parcourt avec la plus grande aisance : le solécisme, pratiqué comme mise en mouvement de la langue et de la manière dont elle nous affecte.
Le travail de la syntaxe, qu’il fait clocher de manière très littérale, en multipliant les tournures fautives, avec le charme particulier d’un enthousiasme à dire qui trébuche ainsi, échouant à dévaler la pente syntaxique sans sortie de route, arrivant très bien à produire en acte la « clocherie », est en effet l’un des moyens poétiques les plus forts chez Alexander Dickow, depuis Caramboles, et avec Appétits encore, dans une inventivité qui ne tarit pas. Parfois, avec des effets de comique désopilants. Comme dans ce poème de la peur de l’avion, qui reprend en le déformant l’usuel discours d’avertissement que récite le personnel de bord, où la dislocation imaginée génère une panique progressive du passager qui lui fait absurdement employer pour transitif un verbe intransitif : « Et quand l’aéronef se disloquerait, / Ajustez le masque contre vous / Avant d’insister les autres personnes ». Les règlements, les interdits, les consignes, suscitent du reste toujours et particulièrement cette opposition amusante de la syntaxe qui voudrait répondre, qui voudrait, au fond, que la langue puisse être cette simplicité du mot d’ordre, mais qui y échoue, heureusement, et toujours davantage : « Évitez a? marcher la pelouse, / Restant avant les pointillées. / Gardez contre vous-même / Votre billet pour chaque moment. / Ne lâchez pas avec les ordures, / Ne touchez ni autrement / Dérangez les installations, / Et il n’y a ni nourriture / Ni de bousculer / Avec les animaux. » On s’amusera aussi, et davantage que s’amuser, du poème « Foule », qui dit une inadéquation devenue un rapport au monde, avec lequel la scène la plus simple devient féérique, en ce sens bien précis que le réel nous est soudain redonné, dans son étrangeté. Poème qui débute ainsi :
Pendant du temps
Je me musardais en alentours
Aux grappes lointaines.
Me voilà bafouillant ensemble dans les fontaines
Ou me bradant des colifichets à lueurs.
Il y a le bac à sable où je m’entasse
Ces châteaux ; tout près je fonctionne l’orgue de barbarie
Tandis que je me tombe une pièce et deux
Pour mon chapeau renversé.
Quelques-uns de moi jouent aux échecs.
C’est ici, on le voit bien, aussi un certain sujet qui est en jeu, symétrique de la syntaxe, un sujet ayant abandonné toute maîtrise et qui se disperse dans le monde – fontaine, bac à sable, orgue, chapeau, jeu d’échec – dans une sorte de passivité pourtant très active caractéristique des poèmes de Dickow. Il ne s’agit pas de se laisser porter passivement par la dispersion, mais de se heurter au monde, d’en faire l’essai inlassable, d’y revenir avec dûment le désir de s’y retrouver – ce qui ne « fonctionne » jamais comme la musique déjà écrite de l’orgue de barbarie, mais échoue et dans cet échec pourtant, devenu dès lors essentiel, par la poésie, nous redonne, neuf, le monde.
L’humour, fréquent chez Dickow, n’est pas cependant le seul effet de la « clocherie ». Le charme en est un autre, par exemple dans un poème intitulé « Cela », qui tourne autour de ce réel aussi atteignable qu’inatteignable que dit le démonstratif précis (il désigne) et vague (rien de particulier). Poème où on lit notamment :
Prenez soin très tendre dans cela
Pour le blottir autour ta paume limpide.
Devinez-le aventureusement
Comme risque? dans le noir.
Trempez sa saveur voilée contre toi-même.
Contemple sur son flou viscéral.
Passage de l’assurance à soudain la déréliction, presque, où se dessine l’étendue variée et sans fin de notre rapport à « cela », le réel, qui insiste, comme le dit un autre poème : « Jamais les choses ne se confient / encore qu’elles se baignent /dans comment sont-elles tombées la? ». Passage du désopilant au plus tendre, à une manière de toucher avec délicatesse une question. Le réel aussi bien, dans lequel par l’hypallage on voudrait se reconnaître, ne cesse de renvoyer qu’il n’a que faire de ce que nous en attendons : « La chaussée chancelle les jours penchés ».
Ce sont donc ces « jours penchés », ces moments déroutants que parcourent sans cesse les poèmes d’A. Dickow. On aura compris qu’il y a là un degré d’exigence poétique salutaire, certainement, aujourd’hui, dans une époque qui voit tant de retour d’une inconsistante poésie du cœur et autres sincérités de semblant. La justesse, autant que la vérité, un discours qui ne soit pas du semblant, sont bien ailleurs. Et si les poèmes d’A. Dickow sont des poèmes tout à fait lyriques, c’est sans complaisance ni illusion, dans la conscience que l’« as » d’un rapport au monde, à soi, à l’autre, bien au contraire suppose un travail moins complaisant et plutôt que l’épanchement de « cacher sa valda » :
J’ai une idée derrière
Le cœur.
Ah ! Cacher
Ma valda ! Un moment
Dans l’autre, et j’aurai
Mon fin jour : tout dire
Et me taire en douce
À ciel ouvert,
Un as dans la manche.
C’est bien « à ciel ouvert » et « un as dans la manche » que l’on ressort de la réjouissante lecture des poèmes d’Appétits.
* Par commodité, je désigne le livre avec le titre de son recueil principal. Appétits y est en fait suivi de Un grenier (avec des collages de l’auteur).