Logique du gobelet et du café froid par Laurent Zimmermann
Il y a des objets dont l’usage ne devrait pas prêter à conséquence, du moins pas à certaines conséquences.
Prenez un gobelet en plastique. C’est utile pour boire un café sur un lieu de travail.
Si vous vous énervez un jour, et que vous en venez à jeter un gobelet en plastique en direction de quelqu’un, ça n’est pas bien.
Enfin, si le café contenu par le gobelet est froid (pas de risque de brûlure), et que vous jetez le gobelet, et son contenu froid donc, sur un militant d’extrême droite dans le cadre d’une mobilisation, on peut un peu davantage vous comprendre.
En tout cas il y a des gens qui vous comprendraient, de faire ça.
Mais aussi, mais encore, soyons sérieux : il y aura peu de gens équilibrés et intelligents pour estimer que cet acte est grave.
Ah ? Pas tout à fait.
Car il existe en droit français une certaine notion.
Bien sûr, on peut saisir pourquoi cette notion existe.
Un revolver, un couteau, sont des armes.
Si vous vous attaquez à quelqu’un avec un revolver, avec un couteau, vous agressez quelqu’un avec une arme.
Une palette de manutention, par exemple, comme son nom l’indique, n’est pas une arme. C’est un objet fait pour la manutention.
Donc on peut dire que si vous projetez de toutes vos forces une palette de manutention sur la tête de quelqu’un, vous n’avez pas agressé le quelqu’un en question avec une arme ?
Ça n’est pas très raisonnable.
Alors il fallait une notion juridique : « arme par destination ».
Un objet qui n’est pas une arme, mais dont vous avez fait une arme, dans telle circonstance.
D’accord.
Après, tout le problème est celui de l’extension de la notion, comme souvent dans les problèmes juridiques.
Un ours en peluche peut-il être une « arme par destination » ?
Si vous l’enfoncez dans la gorge de quelqu’un pour l’étouffer, certainement.
Avouez que ça n’est pas très pratique.
Précisons donc : un ours (bon, un lapin, une grenouille, etc.) en peluche lancé sur quelqu’un peut-il être une « arme par destination » ?
Vous souriez, je vois.
Alors corsons un peu le problème.
Un gobelet en plastique contenant du café froid peut-il être une « arme par destination » ?
Vous commencez à rigoler. D’accord, d’accord.
Eh bien vous avez tort !
Pardonnez-moi de vous le dire aussi brutalement, mais vous êtes mauvais/e juriste, et mauvais policier/ère. Hélas pour vous.
Les objets nous poursuivent, bien au-delà de ce que nous imaginons.
Il leur faut certes un petit coup de pouce.
Parfois, les coups de pouce ne sont pas petits, mais énormes.
Voici : une étudiante, Ana, participe à une mobilisation étudiante dans une université en 2014. Des militants d’extrême droite arrivent, agressent certains des étudiants mobilisés. Ana jette sur le groupe un gobelet en plastique contenant du café froid.
Et ?
Mais oui, vous progressez, vous commencez à assimiler un peu de droit.
Ana se retrouve en effet avec un casier judiciaire pour « violence en réunion avec arme par destination dans une enceinte universitaire ».
Là, vous vous énervez un peu. Vous commencez à vous demander pourquoi les sommes soustraites au Fisc par Carlos Ghosn ne sont pas considérées comme des « armes par destination », il faudrait enquêter, si à cause de cela tel hôpital a été privé des finances nécessaires pour acheter tel matériel qui aurait été nécessaire pour tel soin à tel patient, ou ensemble de patients, au fond, oui, et… Mais ressaisissez-vous. Car vous vous emballez un peu.
Vous vous égarez même complètement.
Je vous ai dit que vous progressiez, je n’aurais pas dû. Car vous voici trop confiant/e tout d’un coup.
Alors que votre formation n’est pas achevée, loin de là.
Poursuivons.
Ana a de grandes facultés de, employons un terme qui ne veut rien dire, au point où nous en sommes, « résilience ».
Quand d’autres ne se seraient jamais relevés d’un tel passé de délinquance, en 2018, Ana, ayant poursuivi ses études, est maintenant titulaire d’un Contrat doctoral. C’est difficile à obtenir, un Contrat doctoral. C’est un financement qui est accordé sur concours à des étudiants pour écrire leur thèse. Il y en a très peu. Les jurys d’enseignants-chercheurs qui sont chargés de les attribuer sélectionnent des dossiers particulièrement brillants. Dont celui d’Ana, donc.
Qui commence sa thèse, et aussi à enseigner un peu à l’université, comme contractuelle, ce qui est dans la plupart des cas proposé aux étudiants titulaires d’un Contrat doctoral.
Elle travaille beaucoup, et tout le monde à l’université est content de ce qu’elle fait.
Le problème, à ce stade, je vous l’avais bien dit, c’est que votre formation est loin d’être complète. La preuve : vous ne voyez pas le rapport entre cette situation d’Ana en 2018 et le gobelet en plastique.
Rassurez-vous, je suis là pour vous éclairer.
Le rapport, c’est tout simplement qu’avoir fait usage d’une arme par destination, c’est grave.
Ben oui.
Puisque c’est inscrit au casier judiciaire.
Et si vos connaissances juridiques sont floues, de sorte que vous naviguez un peu à vue pour comprendre la logique que je vous expose, ce n’est pas le cas de tout le monde.
Pas du tout même.
Par exemple, la Direction des ressources humaines de l’université où Ana est titulaire d’un Contrat doctoral.
Là travaillent, pardon, encore une fois, pour ma franchise, des gens un peu plus sensés que vous.
Et heureusement, bien sûr.
Et que fait-on, quand on est du rang des gens sensés, mesurés, et bons connaisseurs du droit ?
On convoque Ana, cela va de soi.
On n’a pas besoin de lui dire à l’avance pourquoi, puisqu’on va le lui signifier lors du rendez-vous : puisqu’on vient d’apprendre qu’elle a un casier judiciaire, pour ces faits remarquablement graves, son Contrat doctoral est rompu, et elle est licenciée de son poste d’enseignante contractuelle.
La raison triomphe enfin : une brillante jeune chercheuse voit sa carrière brisée, par une décision juste et pondérée, respectueuse du droit.
Maintenant, et seulement maintenant, votre formation a avancé de manière significative. Maintenant vous sortez un peu de votre déplorable candeur.
Mieux vaut n’avoir pas un gobelet de café froid, un ours en peluche ou quelques chamallows à portée de main si un groupe d’extrême droite vous agresse. Il vous en coûterait.
J’espère, et vous remarquerez combien je me suis efforcé de faire preuve d’autant de pédagogie que possible, vous avoir fermement convaincu du bien-fondé de cette situation, et, généralisons un peu, du monde comme il va.
… Si vous n’en êtes pas tout à fait convaincu(e)s, vous pouvez, comme je l’ai fait, signer ceci :
https://www.change.org/p/présidence-de-l-université-paris-diderot-non-à-la-rupture-du-contrat-doctoral-d-ana?signed=true