Solaire de Marie-Laure Dagoit par Laurent Zimmermann

Les Parutions

05 sept.
2024

Solaire de Marie-Laure Dagoit par Laurent Zimmermann

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Solaire de Marie-Laure Dagoit

 

L’œuvre de Marie-Laure Dagoit est aussi secrète que décisive dans notre époque. Poétesse majeure, elle s’est pourtant détournée du système de l’édition dans son ensemble, des grands éditeurs aux plus petits, pour s’auto-éditer et éditer quelques auteurs qu’elle estime, ne produisant que de courts livres qu’elle fabrique elle-même à la main, lassée par les dispositifs d’exposition et de publicité, ne désirant qu’une chose : écrire. Peu de gens peuvent dire avoir ainsi choisi d’écrire et se désintéresser de tout le reste.

Sans doute n’est-il pas nécessaire de préciser sur quel terrain s’engage l’écriture de Marie-Laure Dagoit, celui, on le sait, de ce qu’on appelle la « pornographie ». Ses textes, du reste, ne sont pas toujours intégralement engagés de ce côté, mais ils le sont, indéniablement, toujours au moins pour partie. D’une façon, ceci étant, tout à fait déroutante, inattendue, inventive. C’est que la pornographie n’est pas la visée. Il s’agira plutôt, comme Michaux a pu le faire avec « l’espace du dedans », d’un moyen d’accès à une exploration de la langue, du monde. Marie-Laure Dagoit cerne ainsi ce qu’il peut y avoir de détresse et d’espoir, d’obscurité ou de lumière franche, dans une histoire, à partir de ce point de vue, la vie sexuelle, son déploiement, ses marges, ses répétitions, ses impasses, sa réalité ou sa dimension fantasmatique. Raconter une histoire d’amour et les enjeux qu’elle a portés, par exemple, se fait généralement en racontant tout, et assez peu ou par allusion la vie sexuelle. Marie-Laure Dagoit renverse la perspective et part de tels moments, atteints dans leur vérité, pour laisser l’essentiel du reste hors-cadre. Et c’est alors pourtant que tout le reste surgit, s’entend, se comprend, avec une force rare.

Il y a bien entendu un goût profond de la liberté chez Marie-Laure Dagoit, une manière de repousser aussi bien la morale que les injonctions de quelque ordre qu’elles soient, où la sexualité ne répond qu’à une recherche de découvertes, et où l’expérience sexuelle est avant toute chose la vie elle-même, dans la ligne des surréalistes ou de la Beat Génération, dont elle connaît les textes de manière remarquable. À ce choix de la liberté et de la poésie s’adjoint pourtant toujours, pour l’autrice de Tendre à, des Lèvres et la bouche, l’exigence d’une vérité.

C’est de ce côté à nouveau que s’inscrit le plus récent texte de Marie-Laure Dagoit, Solaire. Texte magnifique et terrible, qui évoque l’expérience d’une femme ayant perdu son enfant, sa détresse, la déréliction dans laquelle la plonge cet événement. La mort de l’enfant ne sera pourtant pas évoquée, sinon une fois. Pour le reste, ce dont il sera question est un moment à l’hôtel avec un homme, puis le présent, dans un raccordement sans heurt passant aussi du vers à la prose du récit, puis au vers encore.

Ainsi débute le parcours, porté par un enjambement (aux deux derniers vers cités) extraordinaire :

 

C’est un hôtel en Normandie.

En janvier.

C’est proche de la mer.

C’est à une rue de l’hôtel Flaubert.

Poire, pêche, herbes fraîches, rose musquée, hédione, lilas.

Vanille, muscs blancs.

Le nom de mon parfum est Petite chérie.

Le corps de l’homme est lourd.

Cependant, j’écris ce récit de quelques pages pour demeurer avec

Elle un peu de temps encore.

 

Extraordinaire enjambement, parce que s’y trouve dit tout l’entremêlement complexe que porte le souvenir de cet événement, ce « elle » faisant référence bien sûr à l’enfant perdue, mais aussi bien à la narratrice d’aujourd’hui qui se tourne vers celle qu’elle a été, dont elle ne veut pas s’éloigner puisque c’était la mère de cette enfant. Mémoire qui voudrait rester fidèle à elles deux, qui le dit d’un trait, douloureux et strict.

Alors peut se déployer le récit, dans une prose non ponctuée qui fait surgir un moment avec un homme, dans la ville balnéaire : « ma petite fille est morte et je m’accroche à ta queue comme à la vie je suis fille de ma mère fille de mon père née d’un ventre étroit ». Récit d’abord, qu’on ne résumera pas ici, mais qui dit la recherche de l’emportement sexuel, et la réalité dans ses attentes, la banalité et les déceptions qu’elle engendre. Dimension pornographique oui, sexualité oui, mais vie sexuelle de quelqu’un, qui porte une dimension humaine forte : « dans la chambre sept où j’ai vu que tu bandais mais ça n’avait rien à voir avec moi c’était une mécanique j’étais allongée sur le dos et tu avais ton sexe en moi et je n’ai pas bougé et tu as bougé à peine […] aucun romantisme ici juste la lassitude d’une fin d’après-midi nous sommes sortis voir le phare ». Pas de vue sacrificielle non plus, le personnage féminin garde une énergie de vie comme désespérée, non idéalisée dans le texte mais au contraire ancrée dans la réalité de la vie : « je veux te voir jouir quand je veux que tu bandes dès que tu t’approches de mes lèvres ». Et qui là encore dira la complexité et les déceptions, car c’est la force de ce qu’écrit Marie-Laure Dagoit, une force qui fait penser à celle des récits de Duras : « J’écris dans cette chambre de bonne sous les toits de Paris / Sans aucune affabulation romanesque ni déguisement du réel ».

Comme la littéralité sexuelle ne va pas seule, le récit non plus, et s’il s’agit de raconter une scène à l’hôtel, le texte ensuite s’éloigne, par approfondissement, de cette seule circonstance pour tresser ensemble l’expérience du jadis et du maintenant, et basculer vers le poème en vers, pour la fin de sa première partie et sa deuxième et dernière partie.

Solaire, bien entendu, le mot renvoie à ce qu’on ne peut pas regarder et qui est pourtant la condition même de tout regard. La mort de l’enfant, seulement mentionnée, est ce réel ici impossible à dire, à regarder en face, mais qui conditionne la vie de la narratrice, y compris dans la forme de douleur mêlée de joie qui parcourt la seconde partie, plus courte, en vers.

Et il y a une incroyable force, une puissance de vie et de justesse, dans cette manière de dire le deuil non en l’évoquant directement, mais en disant la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire, comme elle est vécue, dans ses espoirs et ses cicatrices, avec et après le deuil.

Il faut lire les dernières lignes du texte, déchirantes, qui évoquent à nouveau la fille disparue, dans une émotion retenue et dans la rigueur de dire encore la vie telle qu’elle a été.

Et lire et relire ce texte, avec les précédents de Marie-Laure Dagoit, pour comprendre comment se compose là une œuvre déterminante, pour entendre cet univers et ce qu’il ouvre dans la langue et dans la possibilité de voir autrement notre réalité. Ces textes, courts, lus, relus, restent longtemps en mémoire et déplacent ce qu’on croyait assuré, nous offrant la possibilité de penser mais aussi de vivre autrement.

 

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