Jean-Patrice Courtois, Langage et document par Laurent Zimmermann

Voici un petit livre tout à fait intéressant, issu d’une soirée à la galerie Zoème à Marseille en février 2021. Livre d’entretien, serré dans sa réflexion et venu d’une pratique qui est celle de la poésie, puisque, répondant à Benoît Casas, c’est Jean-Patrice Courtois qui prend la parole, pour traiter d’un enjeu venu à lui depuis sa pratique de poète – celle, pour une trilogie en cours, du document.

Il y a ainsi immédiatement un plaisir de lecture offert, celui d’entrer dans l’atelier, dans la fabrique des poèmes. S’interrogeant sur la proximité et la distance entre poème et théorème, Jean-Patrice Courtois évoque Théorèmes de la nature (Nous, 2017) dans leur fabrique la plus concrète, en l’espèce trois lignes d’un poème. Et c’est alors le premier enseignement du livre, élémentaire, toujours à rappeler néanmoins : la passion d’écrire est d’abord passion de lire et passion du monde. Jean-Patrice Courtois, ouvrant son atelier, se montre en infatigable lecteur, et lecteur de ce qui dit le monde : nouvelles, notamment de bouleversements dans le parc de Yellowstone, ouvrage qui dit l’expérience de la nature (L’Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold), dans un parcours où il est question des loups dans un article de presse qui intéresse l’auteur, avant que celui-ci se rappelle les propos, lus auparavant, d’Aldo Leopold sur les loups. De la nature, on ne peut plus penser depuis longtemps que l’être humain serait séparé. De la même façon, on ne peut plus penser que la poésie puisse vivre séparée de la connaissance, de l’exploration, de tout le grand travail multiple de lecture et déchiffrement du monde qui a lieu. La passion de la lecture se déclare ainsi comme base pulsionnelle en quelque sorte constitutive de tout rapport fort au document.

Mais puisqu’il s’agit de Jean-Patrice Courtois singulièrement, de son rapport au document dans l’élaboration d’une trilogie (Théorèmes de la nature nous l’avons vu, Descriptions (2021) et un volume à venir), celui-ci dégage les lignes de fuite ou d’aimantation entre lesquelles se distribue son approche : l’écologie, l’art, les sciences. Trois pôles tout à fait distincts mais qui ne cessent de se recouper, de se retrouver et de bifurquer pour mieux se recroiser plus loin.

Atelier ai-je dit. Et c’est aussi très concrètement la manière dont Jean-Patrice Courtois non pas seulement lit ou manie les documents qui est exposée, mais sa manière de les fabriquer. « tout document, dit-il, est déjà un document de document ». Et de fait, il explique (et montre, avec des pages en fac-similé) comment il réalise tout un travail préalable de découpe et de classement de documents pris dans l’actualité, comme dans un premier mouvement de travail poétique qui n’est pourtant pas encore le poème. Ainsi voit-on une photographie de Jean-Luc Godard avec Anne-Marie Miéville dans la rue, à Rolle, en 2013, accompagnée de mentions informatives mais pas seulement puisqu’on lit aussi, de la main de l’auteur : « auj. travaux partout / un an + tard/et personne ». Circonstance, et circonstance de circonstance, où dans la réception du document se prépare déjà le travail poétique.

Le poème, précisément, puisque tel est bien l’objet du propos, avant tout. Jean-Patrice Courtois, au fil de l’entretien, dit ce qu’il fait, entreprend d’en éclairer le cours. Certes de manière non systématique, mais il y là néanmoins les éléments d’une poétique, les lignes dessinées d’une pratique, qui sont parmi les choses les plus intéressantes du livre, et d’autant qu’elles engagent des enjeux valables pour la pratique de Jean-Patrice Courtois, mais également au-delà.

Le poème peut s’approcher dira-t-il, revenons sur ce point, du théorème, que pourtant il n’est pas. C’est que le poème cherche une vérité, mais en mouvement en quelque sorte. Il dira une vérité telle qu’elle apparaît dans un moment, c’est-à-dire malgré tout non détachable de sa circonstance. Et la première circonstance est bien entendu la langue, son rythme, les passages et les sauts qu’elle permet, en fonction desquels on saisit, ou pas. Un poème fera ainsi entendre (exemple que prend Jean-Patrice Courtois) l’effondrement de rives parce que les loups disparaissent. Et fera ainsi voir cet effondrement, et entendre un rapport comme piqué dans le réel, au lieu d’être déployé dans un discours (les loups mangent les animaux qui détruisent les rives avec leurs galeries). Appel au vif, au vivant de la lecture, à se laisser surprendre par ce qui arrive.

Puisqu’il s’agit d’écologie, s’agira-t-il pour autant de thèses, et de militantisme in fine, même déguisé ? Non, le poème n’a rien à défendre, sinon la possibilité qu’il offre en lui-même de son mouvement dans le langage et quant au rapport au monde. Il ne s’agit pas, souligne Jean-Patrice Courtois, d’aller vers une éditorialisation de la poésie comme il y en a une de tout un pan de la production romanesque (chargé de traiter d’un sujet de société avant tout, la littérature, la langue, la forme, n’y ayant plus qu’un rôle négligeable). Propos qui sonne étrangement, à l’heure où on voit pourtant se dessiner cette éditorialisation de la poésie, hélas. Non qu’il s’agisse, au contraire, de critiquer le militantisme, qui a valeur en soi.

S’agissant de poésie, Jean-Patrice Courtois évoque par exemple la grande pratique du document qu’est l’œuvre de Charles Reznikoff. Mais de ce qui est dit, j’extrais ce point : la pratique de l’opacité dont l’auteur dit qu’elle est la sienne. Notion complexe, qu’il ne faut évidemment pas comprendre de manière simpliste (ni idée de cacher quelque chose, ni confusion dans ce qui pourrait se dire clairement). Que le lecteur, de manière tout à fait variable selon les poèmes, puisse ne pas tout à fait savoir à quoi il a affaire, et quoi, quel réel, éventuellement quelle anecdote précise sont en jeu, telle est l’opacité. Mais l’opacité est d’abord et avant tout, Jean-Patrice Courtois y insiste, une opération proposée. Elle est le poème en ce qu’il porte le lecteur à comprendre, à interpréter, à lier des fils qui peuvent l’être diversement. C’est au fond ce qui fait l’expérience du poème comme tel, ce seuil, ce saut pour la lecture.

L’opacité est en ce sens génératrice d’opérations précises. C’est ici qu’une distinction proposée par Jean-Patrice Courtois s’avère particulièrement utile, celle entre la reconnaissance et la ressemblance. « Le monde effectif [des livres de sa trilogie] est un monde qui reconnaît mais qui ne ressemble pas. » Ressemblance : la mimésis au sens le plus pauvre, l’essai de copier le réel ou de le transcrire de manière transparente, dans l’illusion d’une parole immédiate. Reconnaissance : présence de ce monde, mais dans les opérations qui le rendent à sa complexité, à ses liens, à ses disparitions et à ses retours. Et c’est bien uniquement si ce chemin de la reconnaissance peut s’ouvrir que l’opacité devient créatrice.

Et que revient alors, telle est la force du poème, tout ce qui dans le document nous échappait, en ce que nous le rangions toujours déjà dans une suite de discours pour se l’approprier, en déterminer le sens, le rapprocher d’autres : son étrangeté profonde, qui est celle du réel, d’un coup, parce que nous en sommes enfin déshabitués, face à nous.