Pierre Magnier, un homme selon par Laurent Zimmermann

Les Parutions

05 sept.
2024

Pierre Magnier, un homme selon par Laurent Zimmermann

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Pierre Magnier, un homme selon

 

Disons-le simplement, un homme selon, publié ce printemps par les éditions P.O.L, est un livre majeur. Le lire est immédiatement se rendre compte d’une évidence : celle de la justesse de cette écriture poétique. Les vers qui le composent creusent des parcours à la fois surprenants et faisant émerger une vraie beauté, une vraie émotion. Ces qualités sont déjà suffisamment rares en poésie pour qu’on ait vite compris qu’on a affaire à une œuvre qui compte, et désire aller plus avant dans la lecture.

La première chose qui retient est l’usage du vers que fait Pierre Magnier. Vers libre classique (au sens de : lignes justifiées à gauche qui se succèdent), ponctuées ou non par des lignes vierges entre chaque vers ; blocs de textes ressemblant à des proses ; vers alignés à droite, vers courts, vers longs, le vers avec Pierre Magnier connaît une exceptionnelle souplesse. Il ne s’agit pas pourtant de la confrontation de formes différentes, ni même d’usages différents du vers libre, comme il arrive parfois, mais bien d’un seul vers, qui s’entend comme poursuivant un même chemin malgré sa grande plasticité – à l’exception de passages de prose à proprement parler, plutôt rares, et de la sorte entraînés malgré tout dans la logique du vers. C’est que la grande question posée par ce parcours n’est pas celle d’une polyphonie par les formes distinctes, mais plutôt celle du vers comme tel, de ce qui arrive, peut se dire et être ouvert par cette simple forme pour elle-même, dans la variété non assénée ou sur-marquée avec laquelle elle est mise en œuvre. Le temps d’un suspens, permettant d’entendre mieux, autrement, ce qui vient d’être dit, ou des changements d’orientation parfois ténus mais déterminants, est ce que le vers le plus fondamentalement permet, et c’est ici ce qui s’impose et qui emporte. En rester à ce plus élémentaire et sans y ajouter d’effets supplémentaires est sans doute parmi les choses les plus difficiles, car faut-il encore que ce suspens et cette respiration s’accordent constamment à la langue, fassent entendre son rythme, la ralentissent légèrement ou l’accélèrent, dans une justesse constante, celle de la « gamme tempérée » (p. 68) choisie par l’auteur, sans heurts ni changements brusques, et celle d’une avancée qui se poursuit, qui ne se fige ni n’achoppe, sur le modèle de l’« aviron », titre d’une des sections de l’ensemble.

La langue, c’est bien l’affaire, mais pas une langue desséchée ou éloignée de l’expérience, du monde et de qui s’y confronte. Il faut entendre de ce point de vue ce qui est dit, à la fois exposé et caché, du « cœur », dans le péritexte. Une seule courte phrase fait toute la 4e de couverture : « aucun homme sérieux ne devrait posséder de cœur ». Où on entend, dans l’équivoque (un cœur à soi, le cœur de l’autre) semble-t-il un refus de la place du cœur en poésie, une méfiance donc envers le lyrisme et toute expression personnelle. C’est oublier pourtant la formulation conditionnelle. Et la position défendue se lit mieux quand on entend dans le titre, cachée, une formulation biblique. un homme selon, c’est sans doute suivant la formule biblique un homme « selon le cœur de Dieu » (Samuel 1, Actes 13). Placer discrètement cette référence dans le titre, c’est dire que la poésie a bien affaire au cœur, à ce qui nous touche, nous émeut, nous transporte, mais ne saurait être référée à une petite affaire personnelle, confidences faciles, mises en musique de ses douleurs. S’il y a confidence, s’il y a douleur, mais s’il y a joie aussi bien, ce sera dans le lien maintenu avec ce qui est davantage que soi. Dieu ? Peut-être, même si le retrait de la seconde partie de l’affirmation biblique dit aussi le retrait de Dieu. La langue en tout cas certainement. Et c’est ici qu’on entend la raison profonde du travail du vers chez Pierre Magnier. Celui-ci en effet, évidemment, ne va pas seul, mais participe d’un profond travail de la langue, manière de renverser la fausse évidence : celle-ci ne vient pas dire une émotion, mais la façonner, en rendre possible les chemins, en ouvrir la vitalité, et c’est dans cette voie que s’oriente tout le livre. Manière de dire autrement ce qu’a fortement dit Frédéric Boyer : « La langue fait battre mon cœur » (Joca Seria, 2022), profond et juste renversement de l’idée que ce serait le cœur (les émotions, ce qui a été vécu) qui ferait vivre la langue, ce qui n’est jamais que la voie d’un lyrisme faux. Tandis que tout lyrisme juste ne peut s’inaugurer que de ce qu’appelle, dans cette formule importante, Frédéric Boyer, d’abord un rapport à la langue.

Et c’est alors que Pierre Magnier pourra, sous cette condition, parler d’une vie, ouvrir à ce que les événements d’une vie surgissent dans ses poèmes. un homme selon est composé de dix livres, qui auraient aussi bien pu être publiés les uns après les autres. Malgré la grande unité de l’ensemble, des différences y sont sensibles, et il faudrait davantage de temps pour en parler de manière un peu précise. Ainsi faudrait-il par exemple revenir sur la section « aviron », très réussie, et sorte d’art poétique, l’aviron figurant assez justement la pratique du vers de l’auteur, qui touche et file sans cesse d’un même mouvement, qui dit et redistribue le dire en le lançant dans un réseau métonymique de proximités multiples, inattendues. La logique métonymique et de juxtaposition, qui appelle sans cesse des relances, plutôt que la métaphore qui fige et s’arrête. Partant de l’aviron, des « barques », de la « natation », des « rames », des « îles », du « port d’attache », de la « vague », de la « route fluviale », des « barges », de toutes sortes de termes et de propositions dérivées du maritime, de l’aquatique, du fluvial, du déplacement dans l’eau ou sur l’eau, c’est la vie quotidienne qui se donne à lire, depuis la langue, avec la langue qui seule permet à la vie de se déployer. Dans une évocation d’une maison de campagne par exemple, le poème débutera par, métaphorique ceci étant pour cette fois : « un tracé d’eau au point_de_hongrie », rapprochement ténu, sensible, extraordinaire dans le fil de la lecture. Et c’est l’une des forces de ces poèmes que de faire jouer des proximités discrètes, au double sens du terme, ce qui surprend, et touche, sans jamais que le texte ne verse dans le trop appuyé. Poèmes imaginatifs, où il s’agit pourtant de « se raser l’imagination » (p. 283).

On dira aussi bien que ce livre, il faut se le procurer, le lire, le relire. « Je ne prétends pas tenir un rythme à loisir / se maintenir sans contact reste la prouesse d’insectes » (p. 75) écrit Pierre Magnier. Sans doute cela est-il faux : c’est sa prouesse aussi, de filer dans la langue, de nous la faire entendre et avec elle toute l’émotion qu’elle ouvre d’une vie sensible.

 

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