Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs (2) par Laurent Zimmermann
Lorsqu’on ouvre et commence à lire Lamenta des murs, sans doute la première impression qui vient est-elle celle d’une sorte de « sentiment géographique » selon le titre de Michel Chaillou, l’accès à une soif de parcourir le monde, les lieux, les reliefs, les accidents du paysage, d’en dire et dessiner les contours, les possibilités, les surprises et les répétitions, qui rend immédiatement l’élément géographique, dans toutes ses déclinaisons, ses difficultés, sa force, profondément présent. La poésie avec Patrick Beurard-Valdoye se fait en chemin, ou plus exactement elle se fait chemin, parcours. Non pas exposé distant ou panorama qui se donneraient un lieu privilégié depuis lequel profiter du réel en toute tranquillité. Non : épreuve de ce qu’il est, c’est-à-dire déjà contact avec lui, avancée, navigation, parcours, nage. Ainsi le livre peut-il commencer par les vers suivants :
J’AI NAGÉ en juin mes
fringues traînant sur la plage
mon père bizarrement est entré
dans l’eau tout habillé
d’une lenteur annexant l’étendue
Où la condition du contact, la nage, s’indique en majuscules, et n’ouvre à aucune idéalisation, au contraire, laissant place au soulignement des circonstances elles aussi les plus strictement physiques.
Arpenter, rencontrer le monde, y compris dans sa difficulté, l’épuisement physique, tel est le point de départ du travail de Patrick Beurard-Valdoye. On ne s’en étonnera pas du reste en ayant vu ses carnets dans l’exposition que le cipM lui a récemment consacré, où les notes prises sont sans cesse traversées de schémas, petits dessins, plans, qui entendent saisir la topographie avec précision autant que l’impression qui en vient.
Patrick Beurard-Valdoye n’est-il pas pourtant un poète réputé pour son travail sur l’Histoire, y compris sur le contemporain, et pour la dimension politique de son travail ? De fait, ce sentiment géographique ou cette confrontation géographique appellent très vite l’humain, l’humanité, et son histoire. Mais c’est bien par cette prise concrète, sans cesse rappelée, et posée dès le départ, qu’il s’agira d’aborder les données historiques et les prises de position politiques. Pas d’abstraction, pas de regard surplombant, une mobilisation de l’Histoire et du contemporain inscrite dans les conditions effectives de ce qui a été, de ce qui est. Il n’est à ce titre pas anecdotique que le livre s’ouvre par ce moment posé comme autobiographique de la nage. C’est bien confronté au monde, singulièrement, dans une vie, dans sa propre vie, confronté et affronté, qu’il devient possible d’en entendre quelque chose.
Les « murs » alors surgissent, selon le terme qui porte la figuration du projet dans son ensemble. Forte figuration du plus concret dans sa complexité, y compris politique. Les murs, ce sont aussi bien les murs qu’on essaie de construire, pour habiter, même provisoirement, un lieu. Ils sont géographie, géologie (roche, pierre) et Histoire mêlées. Les murs, ce sont ceux de la maison qu’Artaud a occupée en 1937 sur l’une des îles d’Aran, et que Patrick Beurard-Valdoye a retrouvée. Ce seront aussi, en filigrane, les affrontements de la terre et de l’océan, la limite entre habitations et navigation, chemins et voies effacées. Mais ce seront beaucoup, évidemment, tous les murs d’exclusion, dont Lamenta des murs ne cesse de nous renvoyer la question et souvent, la honte. La dimension politique, on le sait, est essentielle dans le travail de l’auteur. Mais c’est, toujours, selon son travail du plus concret, de l’obstacle non pas évité ni contourné mais affronté, qu’il en vient à mettre en œuvre cette position. Pas de généralité, de discours surplombant, là encore. Une position politique, dans cette perspective, ne vaut que si elle s’affronte au réel de ce qui arrive, non si elle ne fait qu’affirmer des principes. Et cela va jusqu’au plus contemporain, avec par exemple dans la dernière section de la première partie le sort des migrants, dit en fonction non seulement de leur condition scandaleuse, de la manière dont ils se trouvent abandonnés en mer, mais aussi des discours qui encouragent une telle attitude (la « théorie fumeuse de l’appel / d’air », p. 95) Ainsi surgit la politique condamnable, quand le mur lui-même de ces frontières inhumaines crie son refus (« la politique consiste à me bâtir / avec du ciment d’hostilité », p. 100) et sa honte (« je suis le nouveau mur de la honte / la brutalité qui retentit se ré / verbère et tisse partout », p. 101).
La politique, l’Histoire, et comment s’y affronter. Autrement dit, en poésie, quelle forme pratiquer. Car il faut évoquer bien sûr la forme si particulière que prend le livre de Patrick Beurard-Valdoye, plutôt rare dans la poésie contemporaine, dans son choix de mobiliser et de traverser des formes différentes, et d’intégrer sans cesse la différence dans chaque forme choisie. Le poème dans la pratique de l’auteur vient charrier des matériaux très divers, et il doit lui-même se porter à cette limite où, pourrait-on dire, il devient une embarcation qui affronte la tempête, la forme ayant alors cette fonction de faire sentir, ressentir, la tempête qui ne saurait être saisie à se trouver simplement vue de loin. On parlera de polyphonie, avec justesse, et de dimension épique, c’est évident. Porter, charrier, une diversité de formes, c’est porter la diversité polyphonique du monde et de l’Histoire, dans sa réalité concrète, en ce que non seulement il y a diversité des langues, certes, mais surtout, en ce que les langues n’adoptent jamais une forme unique, mais sont tantôt dans la concaténation, l’accumulation, tantôt dans du plus aérien ; tantôt dans un usage de raison qui distingue les sujets et le déroulement d’un récit ou d’une argumentation, tantôt dans le passionnel ou pulsionnel qui mélange et amène tout en même temps. Le poème mélange et lie, il invente des manières de lier, par la liste, par l’accumulation, par la ligne suivie d’un récit, par le montage et la superposition, par la multiplication à certains moments des informations. Manière de montrer, en acte, que ce qu’il y a de plus humain en nous, et de plus politique, est l’élaboration de ces rapports, que le danger est toujours de les voir fixés, figés, et que la vitalité ne se trouve que dans leur réélaboration permanente.
Le volume, on le sait, clôt un ensemble que Patrick Beurard-Valdoye aura élaboré toute sa vie durant, ou presque. Cet ensemble appelle des développements et une analyse qui excède ce cadre des quelques présents paragraphes. La clôture, bien évidemment, est une invitation pour toute lectrice, tout lecteur, à relire l’œuvre dans son entier. Il n’est pas nécessaire cependant d’aller vers une telle démarche pour être saisi, en lisant Lamenta des murs, par la grande singularité d’une démarche qui s’impose, d’une voix, d’une écriture qui inventent un itinéraire réellement original dans la poésie d’aujourd’hui. Entendre, lire cela, déjà, est essentiel.