Angèle Paoli, Voix sous les voix par Michaël Bishop

Les Parutions

23 juil.
2024

Angèle Paoli, Voix sous les voix par Michaël Bishop

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Angèle Paoli, Voix sous les voix

 

 

 

Écrire sur le suicide, et celui de la femme, et même de dix femmes, poètes, souvent de grandes voix poétiques : une tàche difficile, délicate, à la fois très personnelle et richement emblématique, qu’Angèle Paoli a assumée avec sobriété, discrétion et ce sentiment de profonde pertinence ontologique qu’il fallait éprouver, authentiquement. Écrire sur la mort de ces femmes – Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann – c’est surtout honorer leurs vies, si distinctes les unes des autres, leurs défis et leurs accomplissements, c’est reprendre la plume du poïétique pour chanter les mouvantes, les complexes, les tantôt déchirantes, tantôt exaltantes voix de l’autre, de la femme, voix qui ont su, malgré tout, articuler les intrications et subtilités, les lourdeurs et les visions, passions, espoirs vécus dans l’intimité, le fatal secret intérieur de leur présence au monde. Et c’est honorer dignement cette immense dignité dont font preuve de telles vies, de telles luttes, de telles persistances créatives, de telles courageuses traversées existentielles, inséparablement tragiques et transcendantes.

Opter pour le récit de la mort, du suicide, comporte sans doute des risques et exige le genre de compassion, cette passion-avec-l’autre, sans se perdre soi-même, restée forte, élevée, elle-même transcendante, dont parle Manastabal dans Virgile, non de Monique Wittig. Une caresse de l’autre, certes, l’accompagnant, sage mais sans espoir de savoir résoudre l’énigme entretissée de l’angoisse et de la haute valeur de son dépassement, frôlant plutôt l’éprouvant puzzle de cette souffrance qui, comme le dit Deguy dans Fragment du cadastre, offre une connaissance de ‘ses propres profondeurs’.

L’élégie et l’éloge funèbre, l’ode et le panégyrique fusionnent partout dans les dix suites de Voix sous les voix. Sans rien de sentimental, sans aucun flagrant lyrisme. Deux proses, cascadantes mais compactées, denses, presque consciemment étouffantes, pour Virginia Woolf et Amelia Rosselli; mais ailleurs le vers libre domine, sans rime, la structure strophique variant spontanément et orchestrant sobrement mais avec intensité une narrativité qui privilégie l’urgence de la vie vécue, évitant abstraction et conceptualisation, le je flottant dans ses attributions, permettant citation et pénétration imaginative de la vie psychologique intime de l’autre. Parfois surgissent des répétitions, anaphores ou épizeuxes, souvent des noms de femmes, exprimés comme des soupirs, des insistances précises sans aucune élaboration supplémentaire; et puis il y a les questions qui sont pertinemment fréquentes et qui s’offrent rhétoriquement, sans possibilité de réponse stabilisable, suggérant l’indicible foncier de l’être et de son faire. Et n’oublions jamais l’impact des belles peintures de Marie Hercberg qui rythment l’écrit, mutiques blasons de l’indécodable, déployant leurs bleus et leurs noirs et parfois une blancheur à la fois lumineuse et ambiguë.

Au cœur de ce beau recueil d’Angèle Paoli règne la force de l’amour, de l’amitié, leurs beautés et leur insuffisance ou déception, le défi de ce sentiment de solitude qui peut menacer, paniquer, rendre folle, car posant sans cesse l’insondable qui suis-je qu’ont vécu simultanément quoique différemment Nadja et Breton. Car il y a une incompréhensibilité au sein de l’être-au-monde, celle de nos ‘ombres’, de cela en nous qui remonte loin, à l’enfance, à la mère, au père, qui peut pousser à l’insoumission ou à la violence, à ce nœud du corporel et du spirituel où luttent ensemble une grâce originelle et une impulsion vipérine, cruelle ou même autodestructrice. Quel rôle jouer dans ce théâtre d’ombres que vivent ces dix femmes, quand l’à quoi bon ne cesse de lever la tête là où peut sembler s’offrir la garantie d’un possible malgré tout, celui d’un poïein chaque jour là pour celles qui ont su en garder vivant à l’horizon de leur propre étance le si pénible et enfin tragique mirage ?

 

                                                   

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