Bernard Noël, Le chemin d’encre par Michaël Bishop
La préhistoire de ce livre se déroule, lente et longue, à la fois énergique, tenace, robuste, et pourtant conforme à bien des égards à cette poétique de ce que Bernard Noël a lui-même appelé la sensure, la castration et la captation mentales. Qu’il suffise ici d’évoquer la publication en 2011 de Ce jardin d’encre qui offre chez Cadastre8zéro en édition bilingue les cinq premières séquences de sept strophes; une publication en 2012, bilingue aussi, mais en arabe plutôt qu’en espagnol cette fois, des sept premières séquences de ce qui prend maintenant le titre du présent volume; et en 2018, avec sa version anglaise, paraît le texte définitif que nous lisons aujourd’hui, quoique sans accompagnement traduit, toujours chez le même éditeur.
Le texte du Chemin d’encre est partout dense, riche, chaque vers apportant, sans rime ni ponctuation, sa force, sa détermination, sa clarté sans fioritures. Voici les premiers vers de la première strophe de la première séquence, Noël générant, lentement mais implacablement, l’energeia qui conviendra à son projet ultime, sciemment d’adieu, mais de rappel aussi, comme dirait Jean-Paul Michel et sans doute de belligérance, malgré tout – car le tout n’est jamais tout, ce livre en témoignant :
et maintenant c’est encore maintenant bien que tout glisse
bien que tout s’en aille en laissant sur la peau une traînée
on ne sait ni pourquoi ni en quoi cette chose passante
la gorge est lasse de brasser l’air pour faire un mot
une chose fourmille nocturne et sombre peut-être la fatigue
il faut que le monde vieilllisse encore et se délie de sa limite (7)
Chaque strophe composée de dix-sept vers, chaque vers offrant dix-sept syllabes ou presque, chaque séquence composée de sept strophes : Noël est loin de s’abandonner, écrivant, à ce ‘désordre’ dont parlent Dupin, Deguy, Bonnefoy même à sa guise, ‘pourri[ssement]-décomposition-déréliction’ (42) déjà si manifestes, si flagrants partout dans le monde politique, social, éthique. Voici les derniers vers de cette première strophe :
le vent cherche une âme il croit la trouver sous la porte
en expédiant son souffle dans le noir mais qui est là
dans le couloir où la poussière a recueilli des traces
et maintenant il faut lever le poing et battre la mémoire
comme un tapis qui doit brutalement restituer l’image (7)
Déjà l’élégiaque frôle le tragique de ce qui disparaît dans ce maintenant fatalement renouvelé, incompris, la lassitude de ce circulaire et tumultueux ‘Speech! Speech!’ dont parlait en 2000 le poète anglais Geoffrey Hill. Et pourtant chaque strophe accumule et interroge ce paradoxe d’une double obsession. D’un côté celle d’où coulent angoisse et solitude, le sentiment d’une vérité ‘squelettique’ (11), d’une ‘fumée’ (7) qui enveloppe et condamne à la fois le voir et le penser. De l’autre l’incontournable responsabilité foncière du poète qui évite toute sensiblerie, se voue à sa promesse de continuer jusqu’à sa propre mort, promesse faite à l’ami artiste François Rouan qui illustrera l’édition de 2018 et qui entraînera une tâche obsessionnelle simultanément pénible et essentielle pour ce poète pour qui l’honnêteté, la justice, la liberté d’expression et l’engagement envers l’autre sont la signature de tout ce qu’il a écrit. Et ainsi les duretés de l’incarnation, de la finitude s’accompagnent ici d’une conscience qui persiste de l’illimité, de ce qui déborde le connu, le cru, l’illusoire, une conscience, parfois ironisée mais au cœur de toute son œuvre, du profond mystère de l’ontos et de ce qu’il n’a jamais craint d’appeler le réservoir si vite oublié de ‘l’âme’ humaine. Un désir s’élève ainsi, improbable mais sûr dans le poème devenu ostinato, site d’un refus d’acquiescement à cette ‘ride à la surface’ (14), ce ‘suaire à nos pensées’ (13) qui étoufferait tout, rendrait nul ce tout, dénierait tout ce pour quoi Noël a lutté. ‘Faire du présent avec la perte’ (17), lit-on, ne serait-ce qu’‘une margelle autour du vide’ (20). L’ironie et le désespoir guettent dans chaque strophe, chaque séquence, mais l’énergie, la beauté, l’audace et la volonté de voir toujours à l’horizon un mérite, une valeur, une raison d’être et de faire, un sens humain qu’il a connu, entrevu, vécu même parfois intensément – elles aussi s’attardent, tremblent, éclatent partout dans cette vaste partition qu’est Le chemin d’encre. Après L’outrage aux mots (1975) et ses livres pour signaler les dangereuses régressions se multipliant dans nos si souvent auto-aveuglantes sociétés modernes, beaucoup des écrits noëliens s’orientent vers l’art, la peinture, c’est-à-dire ce silence qui plane sur le monde si ‘full of sound and fury’, évite de le pervertir, défigurer, tout en en honorant les grandeurs, les possibles.
Le chemin d’encre constitue une création impressionnante, issue directement et spontanément de l’inépuisable fontaine d’un grand esprit. Un vaste poème métamorphique, anxieux et ardent, épique à bien des égards, héroïque, résolu à pointer moins, fondamentalement, vers la ‘culture agonis[ante]’ et la régnante ‘vulgarité’ (43) que vers sa conscience de ‘l’azur […] et [du] plaisir de respirer’ (44); à s’embourber moins dans l’horreur des inhumanités et le ‘désastre [de] la guerre et classe contre classe’ (48) que pour aller dans le sens de cela qui pousse ‘cœur et cerveau [qui] aiment s’unir quand vient passion franche flambée’ (80); à mourir, moins avec dans la bouche cette ‘régression’ (74) vers le peu, le rien, cette dérisoire ‘soumission’ (47) face à ‘tant de siècles [qui] ont œuvré / pour changer la vie’ (69), qu’en rappelant ‘l’infini’, ‘l’invisible’ (passim), qui ne cessent d’offrir leurs imaginables, leur faisables, la ‘nudité originelle ouverte et radicale’ (57) d’une promesse que chaque maintenant, qui est partout ‘commencement’ (ibid), dépose devant nous, libéralité, donation d’inventabilité, de cette pure poïéticité allant dans tous les sens qu’est le créable de notre ‘lieu central’ – ‘pas de mot plus pratique’, ajoute le poème, comme si Bataille l’’avait écrit, ‘pour dire ce dont ÂME fut le nom’ (75).
Non, si Le chemin d’encre n’a pas peur de ‘proclamer’ la futile indécence de ‘lécher ce qui [nous] vaut posture et privilège’ (74) quand se multiplient ‘les coups l’humiliation l’arbitraire et la brutalité’ (45), reste qu’au sein de ce désenchantement, ce dé-chant, fourmille, combatif, visionnaire, un de ces vigoureux contre-chants noëliens, le chant d’un ‘improbable’, d’un ‘indéfait’, dirait Bonnefoy. Un des nombreux poèmes, ajouterait sans doute Derrida pensant à Hélène Cixous, d’une œuvre-pour. Le poïein de celle-ci certes pensant la mort, mais sans pourtant céder au mortifère, ‘lutt[ant] comme si l’acte désespéré ne désespérait pas’, à jamais repoussant la si souvent présumée fatalité du ‘Non’ (77).