Michèle Finck. La Ballade des hommes-nuages. par Michaël Bishop
Un livre hors de l’ordinaire, La Ballade des hommes-nuages s’offre comme un grand poème où le tragique parvient à se transformer en un plaidoyer plein de tension et d’anxiété mais, au-delà, un chant radicalement ré-esthétisé de vision, de compassion et d’amour. Le poème s’orchestre en sept volets, Catabase, descente vers le bas, l’infernal, Anabase, montée ou expédition vers l’intérieur, Ce que murmure la mer, avec la pleine gamme de notions associée aux mouvements de l’océan, Catanabase, néologisme qui suggère le mouvement entre le haut et le bas, Suite nuages, suivi d’Envoi et de Miserere.
Au cœur de ce recueil s’élabore une lutte entre la mémoire et ‘le mot-qui-manque’ (85 et passim), cette quasi-impossibilité de dire, de nommer. Mais cette tension n’implique nullement l’autoréflexivité d’un texte qui se lamente de son impuissance ontologique oisivement méditée face au réel extérieur. Si impuissance il y a ici, elle est urgente, viscérale, mais ce qui est visé, ce n’est pas le mot en tant que tel, c’est ce qui empêche de dire, de comprendre la souffrance de l‘autre, du bien-aimé, incarcéré ‘sous camisole chimique’, ‘équarri de souffrance’ dans sa chambre d’asile, ‘vent soufflant dans crâne’ (12-13). Ce qui hante c’est, d’un côté, l’absence, si souvent remarquée dans les ‘carnets d’hôpital’, de compassion, d’amour; de l’autre, le sentiment terrible, si intense, qu’éprouve si intimement la poète, d’une ‘séparation [qui] est une mort’, une ‘amputation’ (31). Surgit le désir de quelque vrai et profond mouvement de notre être vers l’autre, appelons cela un être-comme-l’autre, comme dirait peut-être Michel Deguy, un être-avec, comme Jean-Luc Nancy a écrit récemment, une authentique et poétique ‘attente’ (230), aussi, une impulsivité humaine, vers une guérison imaginable et même réalisable.
Une telle mémoire veut que le poème installe une histoire, un vécu qui est sens, sentiment, intuition, détermination. La Ballade fonctionne ainsi ‘entre poésie et conte’ (136), le poème, chacun de ses volets, doit, se doit de, devenir l’histoire vraie d’une plaie cherchant sa cicatrisation, et ceci tout comme le vécu narrativisé de diverses façons doit, se doit de, devenir poème. Réponse, responsabilité, répons, voici le poème du grand bal de la douleur et de sa transmutation vue et rêvée. Car, en fin compte, le poème se doit aussi de devenir le site de tout ce qui pèse, léger et lourd, dans la précaire équation-prière du sens qu’il inscrit. ‘Pas de « beau » poème, lit-on, / Juste des bribes. Loques d’un phrasé’ (208). Car, à bien des égards, La Ballade des hommes-nuages restera le poème de l’incomplétude, de l’inaccès, de l’inabouti, du non-transformable. ‘Entaille dans l’intime’ (9), le poème devient supplique, prière, cri de désespoir et d’insoumission délirante et hardie, intrépide à la fois. Un poème contre : contre le mal, le malheur, la maladie; qui sera aussi un poème pour : pour la compassion, l’amour, une vraie, profonde et universelle humanité.
Et, ainsi, contre toute attente, Michèle Finck nous régale, loin de toute intention banale, de toute recherche d’un ‘style’ (225), avec les spontanéités, les mouvantes formes de son inscription de ce qui constitue pour elle la profonde pertinence de son émouvante obsession. Suivent de longues, cascadantes strophes libres, loin de toute esthétique contraignante, tout système, toute orchestration refusant les nécessaires intensités du moment; de sautillantes proses autobiographiques qui contextualisent; de petits extraits d’un carnet d’hôpital; des scénarios d’opéra superbement sensibles à la force émotive de la musique et des voix; des fragments de conversation qui intensifient et aèrent le récit poétique; de minces colonnes qui divergent des autres modèles rythmiques; ces minuscules poèmes de trois vers, fragiles, évanescents, visionnaires qui forment la Suite Nuages. Le tout comme une vaste partition, faite de syncopes, d’ellipses, de silences, d’anaphores et d’autres insistances, d’hésitations et de reprises, bref de mille et un mouvements et mutations formels et diversement harmoniques, murmurants et perçants, longs et courts.
Une telle poésie exige que l’on ‘tombe en soi-même profondément’ (71), que l’on reconnaisse ‘l’étranger/l’étrangère en soi’, ‘l’étrangère noire’ (91) dans cette sorte d’expérience symbiotique que génère une pitié qui n’est pas reddition, abandon, mais force, vision, persistance, poïein au sens fort, un faire, une visée pleinement incarnée au-delà de toute idée d’inefficacité, de futilité, ‘[with] more heart’, comme disait ‘le père’ (11). Tous les mouvements du poème, catabasique, anabasique, catanabasique, océanique, céleste, celui de l’envoi-hommage comme celui du psaume d’adieu – tous ces mouvements sont le signe de cette énergie sans cesse déployée devant le mystère de ce qui est, site de la totalité terrifiante et extatique et ainsi site du mot-clé imprononçable auquel aspire, rebelle et quelque part divinateur, le poème. Le ‘coup de canif dans la mémoire’ (134-6) qu’opère le poème n’étonne nullement, car il puise sa force dans des rapports intimes de bien des années, là où plaies, souffrances, cicatrisations et apaisements dansent, hurlent et murmurent dans une foisonnante simultanéité vocale, mentale, spirituelle où l’inconscient, le rêve, la supplication et une féroce sensibilité entrent, alternativement, en scène. La Ballade des hommes-nuages s’offre comme un thrène où, miraculeusement, le chant de l’angoisse qui frôle le funèbre parvient à se muer en ce Miserere qui est chant visionnaire, métamorphose entr’aperçue, prière dans le seuil même d’une transcendance vue, vécue, profondément et irréversiblement sentie – malgré l’absence du ‘mot-qui-manque’, car celui-ci s’avère surtout désir et clairvoyance, une ouverture d’esprit totale, cosmique presque, divine, ‘originelle’ (85). La ‘réponse’ que constitue le poème face à ce qui le perturbe reste ainsi un devoir, vaste, incontournable, plongé dans un non-savoir lui aussi immense et ineffaçable, un devoir qui accepte, bonnefidiennement, de ‘consentir à l’imperfection’ (166), d’acquiescer à un improbable, un non-absolu, un innommé, ceci sans jamais lâcher les rênes de son impulsion.
Ce qui importerait en fin de compte, ce serait que le poème d’une débordante pitié puisse voir à l’horizon de l’humain les infinies grâces de l’amour, de la liberté, d’une profonde dignité qui serait la plus belle des beautés. Ce serait pour celles-ci que la poésie, la musique, la peinture, tous les arts, existeraient afin de les promouvoir, ces grâces et beautés, les créer, réaliser, humblement, puissamment.