Annelyse Simao, « Changer l’eau du miroir » par Carole Darricarrère
Souffler le chaud et le froid
« Libellule verbale
(…)
De grâce épargne-moi le frein de ma lecture
des signes l’orientent me la dictent la mâchent
m’empêchent de rêver la pluralité significative
de lignes tant libres en plein essor de sens
me ramènent à la matérialité verbale
ces signes énigmatiques nous brident »
Tous les scénarios sont possibles. Une absence délibérée de ponctuation crée un effet de circulation, de courant d’air. Une absence de pagination, voire d’accents, de repères. Un copié-collé mental de mots défiant la gravité, un échafaudage de pierres. Ni colle ni soudure. Ni feu rouge ni feu vert. Le poème est l’open-bar d’un temps suspendu à des moments d’être que ponctuent d’étranges mutations picturales, gifles de bleus, écumes, colloques de chair - oreille interne, fond d’œil, langue, anus, boudin de sang de mer, pubis d’étoile, vagin de sirène -, une cacophonie de sel défie la forme et la logique, salves de ciel et crachin de clapots organiques. Dans l’art contemporain toutes les interprétations sont permises.
« Quantité de souvenirs affleurent différés incommunicables / planent dans l’arrière- pensée pas prononcée pour autrui »
Toutes les propositions, toutes ébauches se délitent pareillement dans le mouvement lisse des intuitions. Mots brisures, fracas nus des marées dans les postillons de la vue. Fragments de cela-qui-surpasse cela-qui-dépasse. Arrêtes de la coulée déplacées, fichées à hue et à dia entre deux charges. Quelque chose inracontable défrisant la norme établie attrape à chaud la mort et la poésie souffle le froid.
Elle n‘a pas la langue dans sa poche Annelyse Simao, et promène sur le monde la formule éclair d’un regard traversant qui dépote sec dans son encrier, « Jusques à quand ces danses torgnoles de ciboulots fêlés à dominer le monde » : qui dit mieux ?
Le reste est une question d’agencement : retourner d’expérience et sans ciller le gant de son dedans, oser l’audace.
Lire ne coule pas pour autant de source. S’y reprendre à plusieurs reprises. Apprendre au baigneur à nager sans bouée ni filet. Surfer d’instinct sur la crête des mots sans destination. Des jours ne garder que l’écume. Apprenant à passer pour mieux se détacher. Inspirer au lecteur un tremblement d’humanité qui lui ressemble. Et défi, « circuler » comme musique « par la mémoire dans [s]es veines ».
D’un déferlement de sonorités refusant toute convention, revendiquant la simple vocation de s’écrire, aux rouleaux de chair naturistes qui par vagues remembrent l’été la mer, gros plans, éclats, torses, crins, dents, seins à l’envers, trous de balle, braises brassées en vrac et en détail, cires chaudes sous une lame liquide, morceaux choisis, pêche au gros, assiette de fruits variés.
Bains de mots, bains de mer, arborescences de phrases, flux d’un complexe de pensées à l’état brut, art premier de l’océan autour des corps, grand tain outremer d’un ciel marin, ressac, rotations, bouillons, tasses, miroir liquide d’un réel en mutation, regard atemporel posé mentalement en grande solitude à la volée offrant « l’ailleurs l’alentour le déformant », bande passante du huis clos d’une intimité sans faux-semblants.
Font allégeance et bonne mesure, une pincée inclusive de ‘.e’, de préfixes en goguette, ‘in-‘ et ‘im-‘ comme im-permanence, comme échec & subterfuges. Oser les mots interdits, l’harmonie, la beauté, magnifique, doit-elle leur couper la tête, doit-on leur faire la peau, comment les contourner, braver la censure, oser « vivre son art », s’en ouvrir, s’en excuser, bannir les mots « connus de longtemps », oser « Dehors il pleige » ? Aussitôt « Voici que fuit le pressenti d’une plénitude union » quand déjà « A peine entamée repoussée sur les bords de l’expérience dans la rencontre avec autrui l’humain ».
Comme autant de sorties de route comment réinventer la langue à son profit en « parcelle[s] sonore[s] » ? À « questions superflues » action immédiate, « franchir des frontières » ou mieux s’en affranchir, changer de style.
En « périphéries du poème » un portrait robot à l’acide règle ses comptes au vivre ensemble, écrire ensemble, lire séparément & faire sécession en nombre et société, drôle d’époque, celle d’un « combat contre l’ange avec tous » qui ne manque ni de truculence, ni d’humeur, ni de franc-parler, ni de définition.
Un recueil intense qui ne se lit pas mais se danse, un staccato, un chaos, une lyrique particulière, une façon neuro-atypique d’être au monde, une hyperesthésie sensorielle, sa trace indélébile : liberté de ton, sincérité, insolence, résilience par le corps, un lâcher-joie.