Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière par Carole Darricarrère
Montréal début des années 80. On se croirait à la Nouvelle-Orléans, dans un film. Bouts de script et scènes d’intérieur. Une prose plastique swingue en surimpression d’une plage de Charlie Parker sur un vieux pick-up. L’air ruisselle moite. Cafards dans l’évier entre les tasses. Adhésion de crasse. Soudain une phrase vous enfonce son mégot l’air de rien entre le derme et l’épiderme. Le procédé fait mouche. « Une mouche se pose sur un gâteau comme un raisin sec ». Une petite mélodie efficace s’installe factuellement exacte entre les mots. Un besoin réflexe d’aller vérifier. Une fille XXL entre en scène avec un vivifiant bouquet de fleurs entre toutes choses non essentiel, « danse sans se rendre compte de la saleté tout autour d’elle », on dirait « un elfe sur un tas de fumier » - « Ceux qui aiment ont toujours raison » -. ‘Miz Littérature’ est en l’occurrence aussi jeune, belle, riche et Blanche qu’eux-mêmes s’avèrent être pauvres et Noirs - « deux Nègres métropolitains au chômage » - mais les Noirs ont le vent en poupe et tirent profit de la situation. Comprenez que l’« On ne naît pas nègre on le devient » (nous avec, c’est fascinant) et suivez le guide.
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Comment lire sans se prendre la tête ni passer pour un idiot et rire de soi à bout portant en cultivant la dérision ?
Il était donc une fois deux Nègres et un Divan qui vivaient miteux dans une garçonnière à Montréal dans les années Swatch, une Remington 22 et un défilé de « groupies droguées de Nègre » aussi blanches, bobos et vegans qu’un Noir est noir, jazz et carnivore : les ‘Miz’. Dans ce huis-clos léché au ras du string les dés sont pipés et le bonheur immédiat, même les consonnes forniquent. « La toile, c’est Grand intérieur rouge (1948) », ajoutez un chapelet de sourates vue sur la Croix du mont Royal, le décor est planté et le scénario n’a pas pris une ride, « (…) sur le rôle des couleurs dans la sexualité je pense à la réponse de Matisse ».
L’un s’appelle Bouba comme d’autres Garfield, il « a une sainte horreur de la Beauté », « vit couché sur un Divan », fait rimer Freud avec le Coran, écoute Coleman et se prend volontiers pour un gourou, un « Bouddha nègre » : « c’est le plus grand sorcier de Montréal », « il purifie l’univers » en dormant ; le second est un dragueur impénitent qui pine énormément dont les pulsions romanesques célèbrent en droite ligne les instincts, il rêve de devenir un écrivain médiatique – « Désirs noirs obsédés par la maudite page blanche du corps blanc pubère ». Ces deux produits de la nouvelle réalité, rivetés sans complexe à l’instant total, vivent au gré des opportunités et fondent un couple caricatural sonique et attachant croqué micro macro la main légère avec un savant dosage de férocité et de détachement et le sens du détail. Mon tout est scellé pour l’éternité dans le premier roman chic & choc d’un académicien cosmopolite qui taquine aussi le dessin et saura mettre du désir dans vos épinards en ce long, très long et confinant hiver de force 2020. Il vous ferrera avec un zeste, une pincée, un soupçon, un doigt, une rasade de piment, un cocktail d’impertinences, il vous flinguera net dans un grand éclat de rire jazz.
Un bon livre est un livre qui sape vos fondements. Sacrément nègre, allègrement non académique, carrément insolent, élégamment ficelé, ce premier roman moderne vieux de trente-cinq ans est en prise directe avec les glissements de terrain de l’actualité et met en joue à distance le sempiternel débat de la race et ses dérives idéologiques néolibérales tant « (…) dans une rencontre entre un Noir et une Blanche, ce qui prédomine c’est le mensonge. »
Il arrive tralalère, qu’un simple roman oh combien négligemment, remette à sa façon les idées en place mieux qu’un long discours ne saurait le faire, qu’une chanson innocemment le suggère : « Alors, qu’est-ce qui ne marche pas ? », comment se fait-il que Miz Bobo prenne « une bauge pour un boudoir », répare répare, « elle serait follement amoureuse de n’importe quel type de MacGill et celui-ci n’oserait pas lui demander le dixième de ce qu’elle fait ici spontanément, gratuitement et avec grâce ».
Les territoires se conquièrent en couvrant les femmes, « la vengeance nègre et la mauvaise conscience blanche au lit, ça fait une de ces nuits ! ». Sur « le meurtre du Blanc » Dany Laferrière le haïtien ne boude pas son plaisir et n’y va pas avec le dos de la cuillère.
« Sexuellement mort », « complètement démoralisé », l’un tend dos rond le bâton en souriant cheese à la guerre et paie rubis sur l’ongle en sollicitude l’addition, l’autre tire la couverture à lui. D’un extrême l’autre, c’est un Noir qui l’assume, rien ne va plus, musique encens alcool ou coke, « Je te le dis, frère : l’Occident ne peut plus bander sans stimulant. Bander simplement. (…) Cette planète va très mal ».
Sur ce, « Miz Littérature regarde Bouba avec les yeux d’une bodhisattva », le réel est de braise et de baise, non « plus une de ces baises innocentes, naïves, végétariennes, dont elle a l’habitude. C’est une baise carnivore. » : « Miz Littérature est venue dans mon lit. J‘ai déposé le livre au pied du lit, près de la bouteille de vin, avant de la couvrir (Miz Littérature). L’Occident ne doit plus rien à l’Afrique. »
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Les romans à succès ont toujours un petit quelque chose d’agaçant, ils égratignent au passage les poètes et « poétesses injustement oublié(e)s » dont l’auteur dresse avec un malin plaisir un portrait savoureux. L’avant-garde poétique en prend aussi pour son grade, « tout ce que Montréal compte de laissés-pour-compte de la poésie. Poètes alcooliques, mystiques, bûcherons, camionneurs, poètes tuberculeux, poétesses surdraguées (…) qui n‘arrêtent pas de hurler à la mort, après chaque strophe. »
« Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » a tout décidément pour faire recette. C’est un roman cool & culte, aiguisé sharp, politiquement incorrect, servi on the zob avec un zeste ésotérique de zénitude, un casting juicy de poupées mannequins new age, une pincée métapoétique de sourates volatiles et une affection incisive pour la satire qui n’épargne personne et surfe sur la vague avec un naturel déconcertant.
Cette décontraction désarmante - ce flegme typiquement insulaire, culturellement plus haïtien qu’occidental, ce charisme nonchalant - est sans conteste la marque de fabrique de Dany Laferrière dont la vieille Remington n’en doutons pas, n’a pas fini de s’envoyer en l’air « en sifflotant y’a bon banania » avec cette crépitante ironie communicative des bombes à retardement.