Les Nuits et les Jours de Déborah Heissler par Carole Darricarrère
Je pioche un vert dans les temps forts du Poème. Vert est une qualité instable non quantifiable : une valeur ajoutée résiduelle : sa luminosité portative ravalée fait poème de son pour-soi en aparté et se dépose dans les inflexions de la vue aérienne où bon lui sied.*
On dira qu’un vert s’invite dans le texte par association d’idées à l’égal d’un personnage, y stationne par rétrogradation boréale à la faveur de locutions ou d’adverbes tels que ‘puis’ ou ‘ensuite’ qui font à discrétion office d’appel d’air, de là s’instille un être-avec dans l’ordre d’une préférence muette ou d’une faculté propre aux poètes.
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Tout commence par un dessin, une improvisation de Joanna Kaiser dont on sait si peu de choses - traits à la louche faisant question, imprimation mentale d’une représentation, pénétration d’encre par capillarité de papier buvard, en-soi d’un visage-nuage-voyage, image-poème métamorphique.
Lire alors comme l’on perd pied et que l’on s’abandonne à un texte de neige, écrire hors sol & linéarité un feutre sur les paupières dans les saisons et les encore comme autant de suspens, de feed-back et d’absorptions.
Je vapeur déjà en apesanteur dans une bulle d’air comme sur une balle de coton, par ordre d’adhésion je croise derrière la vitre une dilution de silhouettes indécises, santons d’indéfinition en voie d’inapparition, génie du poème à l’œuvre dans les interstices ; quelque intériorité une ou deux dans la distance qui est une étendue, font illusion de figures dans le passage d’un filet d’intemporalité et ces figures prolongements du décor balayé statique par nappes de saisons : momies de temps dans un geste arrêté : cires de l’entre-deux échappées de quelque scène originelle isolée de son contexte : brouillon de fiction d’une géographie inversée faisant historiette des dédales d’une dérive.
Ce qui se lape ici et là à petits traits ( Blanche et Karol n’existant guère qu’en poème - en tant que prétexte à faire poème -, incarnats de langue, fétus de paille du vif-argent, mirages d’os et de nerfs des disparitions, étamines du rêve, châteaux de lecture d’un petit peuple nain en col fraise sans destination particulière ) relève de l’« accord ancien du solide et de l’ajouré ».
Texte de clémence et de ténuité, alliance clémentine par soustraction de rappels et d’allusions pour un déjeuner de sentiments, alliage de variations, d’apnées et de systoles dans le dé à coudre de l’ébauche, revenir d’étreintes par défaut.
Déborah Heissler s’abstient de raconter, floute les contours, oblique le récit du côté du paysage, fait poème du vide par suggestion et retour sur l’îlot seul à seul isolé d’un arrêt sur inaction.
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Comment faire soi-même partie du Poème tout en en étant rejeté enchâsse le lecteur à son insu dans un écrin de sensualité minimal. Le Poème est observé ici de l’intérieur par dormance et approximations filigranes pile et face sous la peau à partir de la vue sourde et muette des pores, l’odeur des feuilles déborde l’eau au ralenti, ce qui claque dans chaque battement n’est qu’ondulations de silence et pluie d’échos suivant leur propre cours à part la course.
N’est pas qui effacé, singulier de sa seule trace dans la valse alentie des saisons ; la nuit alunit dans le jour comme concorde impersonnelle, poème à charge le « lait bleu » d’une transfusion d’instants descellés de ces temps que l’on dit morts comme autant de précieuses possibilités ; les lapsus de la vue entretiennent la vision caresse qui émousse les faits ; des énergats d’objets inanimés font éclat de l’état d’une vie à part, fruit cueillette de l’écart.
Deux silhouettes océaniques fondent l’enfance distillée de l’oubli comme boîte à ambiances innervées de sensations premières, soit un macérât d’abstractions de la vue à infusion lente ; une perfection de simplicité élude le propos par acmés végétales de présences au profit de signatures ( « Une Histoire est-elle en grande partie une question de ‘Présence’ ? » s’interroge Cole Swensen en marge du texte ).
Oublier précipite le poème dans l’in- ouïe, l’in- dit, le non advenu, conforte la fiction enfantine de l’un sans les autres, les bris de l’histoire que l’on se raconte à volets clos entre deux doigts de la main, ce qui reste à l’arrière de la vue dès lors que l’on a fini de regarder, le poème de cela qui est de toute éternité plénitude intacte derrière le saisissement, partition d’effacement, nuage et son ombre en clair obscur, sorte de dilution quintessenciée de ce qui terre à terre il était une fois a été.
Telle « cette touche unique ensuite de vert », que l’on cherchera éperdument dans la neige du poème, éperdument est un vert adamique dont on garde une connaissance intrinsèque ; en suite de quoi on tourne la tête en direction de la terre entière derrière la vitre en vain, puis la page ( tournée dans l’attente de la vision vierge de ce vert disparu, fruit du déplacement d’un souvenir qui un instant nous dévisage ) ; verte neige au dos de la surface qui reconduit la nuit l’herbe dans le jour ; une pensée de vert, un sentiment de vert, une madeleine fortuite calée au calme dans la boîte à oubli ; une fiction en rêve à laquelle s’agrègent des inclusions aléatoires ; des passerelles convoquant au hasard des nacelles de sensibilité ; un vert non verbal.
« SENTIR L’OUBLI TENIR / nœud tenace sur le bout de la langue »
On en sort planant tout ému par le plus petit trou de souris de la serrure, comme de l’après-midi d’un faune ou de quelque rêve indécis sur les sables mouvants d’une Pologne intérieure aux beaux noms évocateurs de villes dépeuplées en compagnie de quelque femme-enfant et de son prince charmant, avec la sensation pénétrante que l’on vient à peine de décrocher d’un nuage en plein vol.
Chute est fin, les histoires les plus courtes étant les meilleures et les couloirs souterrains les lieux les plus étrangers à la nature humaine, la poésie leur préfère les paysages ouverts de la Nature naturante là où la narration par contraste s’en saisit et en profite pour retendre le fil : le dernier moment est un tête-à-queue.
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Cela finit par un dessin, quelque encre fabuleuse retenant encore en ses filets des filaments de ce poème végétal d’où croissent en résonance les plantes les plus délurées de chaque côté du vert comme mirage impénétrable, la sève et le sérum d’une botanique de sortilèges et de moments intermittents.
À l’instar de Blanche alias D.H. avouant « Ne plus savoir comment cela va / s’écrire, être dit » on ne saura jamais ce qui à un instant donné fait / fera (ou non) poème, half-poème et écriture à l’avant de soi en rareté comme combat avec l’ange au carrefour de deux hémisphères, dessinant - écrivant - on the right side of the brain, ce qui fait signe alors par enchantement nous sidère comme évidence en sa forme inattendue.
Nous sidèrent les « micro-récits » déspacialisés et détemporalisés de Déborah Heissler, les paysages indélébiles sans poids ni préhension d’une sorte de temps en italiques, les scènes éphémères entendues comme des lignes de fuite, nous hantent depuis leur quant-à-soi pneumatique dans leur altérité dont l’essence est de se dérober.
À ce titre D.H. témoigne du processus créatif qui participe de l’avènement d’une forme à forte connotation poétique, de la trajectoire qui mène par une opération qui échappe à la logique à « la vision immédiate qu’on nommera poésie », soit un appareil de songes malléable à l’infini.
« On refait surface et c’est peut-être cela (NŒUD) / image (SOUVENIR) trope / qui me parlent, excèdent la phrase ».
Que dire alors des temps forts que l’on dit morts sinon qu’ils sont essentiels à l’élaboration du poème ?
* « Il n’est pas possible de dire ce que peut être alors une voiture d’un vert lumineux, sur le Pont-Neuf, ou ce rouge si vif qu’on ne pourrait pas l’étouffer, ou même simplement cette affiche, sur le mur mitoyen d’un groupe de maisons gris-perle. » ( Rainer Maria Rilke )