Blockhaus de Maud Thiria par Carole Darricarrère
Postface à la maison des morts.
Grenades groseilles déminant les esquilles de pièges profonds telle l’enfance apparue-disparue perdue dans le temps renouvelé de sa propre histoire aux tournants de la vie sans crier gare, on ne louera jamais assez le pouvoir des mots, leur puissance d’évocation, leur chambre d’échos ni ce qu’ils peuvent, Blockhaus étant ici le nom de guerre minéral d’un parallélépipède bossu tapi dans les ronces de la genèse dans lequel se retrancher afin d’observer le monde à la ronde sans être vu ni reconnu. Ce n’est pas un mot hospitalier, ni un nid d’amour ni une cabane, difficile à atteindre comme à pénétrer il s’en dégage un sentiment prégnant de danger et de souillure qu’accentue l’âpreté du matériau qui toujours le constitue, le béton : la chair et le béton, l’urgence, l’urine, l’attente.
Dans ce mirador inversé sans sentiment autre que la peur l’imaginaire s’engage et peut à loisir se débonder rendu à l’état sauvage, livré aux épines et aux tessons de pâte de verre, scarifié de tags, telle verrue de mémoire dans le paysage pousse à la compassion et cristallise à elle seule les heures les plus noires de l’Histoire intimant le cri au silence.
De ce lieu insalubre et de ses jeux interdits Maud Thiria « comme si étrangère » aux évènements a fait un poème dont on ne revient pas d’une âpreté tendue sans concession souffle court sur le destin qui laisse au fond des yeux et sur les doigts un lait noir piqueté de sang qu’évoquent en contrepoint les coulures tirées au cordeau du noir sur le blanc strictement fermétiques, ces oppressions de Jérôme Vinçon dont les encres freins serrés comme mâchoires n’invitent pas exactement à la zénitude.
Des mots en boucles d’écorchement reviennent, sensiblement les mêmes, mentalement atterrés, une strophe page à page sonne le glas autour d’une scène d’enfance capitale fondatrice de tous les enfermements à venir en regard de laquelle la poésie étreint ce qui reste, soit un sentiment dur aussi installé que déréalisant qui traverse les temps jusqu’à la fin, meurt et se réincarne en silence dans le carnage, à quelques détails près infiltrés dans le texte tels les indices d’une fuite dépareillée sans répit dans la lignée.
Gros plans floutés sur les fragments d’une cavale ancienne, nous sommes en Lorraine, le mot ‘terre’ se dresse tel un mur infranchissable, le mot le plus incongru - le mot ‘poil’ - accolé au mot fortement connoté d’enfance qu’est ‘groseille’ prolonge le suspense, fondent ensemble un paysage hostile et sans issue auquel l’image du blockhaus prête sa langue de guerre aux accents étrangers.
Nous sommes cloués hérissés dans un livre de mémoire comme précipitation en rappel de quelque « balcon en forêt »*, il se passe quelque chose d’incompréhensible auquel ni la poésie ni l’enfance ne peuvent rien, nous nous prenons à suer de sueur froide par effraction, à haïr d’effroi ce mot têtu qui retient en lui ramassée « toute la brutalité du monde », ce terrible mot butoir au front obtus qu’est ‘blockhaus’ aussi lourd que bas, cette bête noire qui hante les chairs de la mémoire et se referme sur le Poème telle une main à jamais sur quelque proie innocente un voile rouge et noir à renaître au fond de la pupille.
Parfois « un mot contient tout le reste / un seul mot toute une vie derrière » et il ne reste plus qu’à se retrancher par le fond en poésie comme jadis de soupente en grenier s’animalant en boule aux recoins secrets d’où épier sans être vu l’instant grenade qui surgit et inonde longtemps sur son passage nos paysages intérieurs.
Comme si toujours dans une langue étrangère à la langue meuble maternelle ces mots, « - orties ronces barbelés - », pesaient de tout leur poids sur la pensée, bruinant à bas bruit raccords d’un non dit comme saignée, mots blottis bloqués en matières au fond de la gorge resurgissent pour un rien tout-en-poème où ils se recueillent spontanément en solitude, toujours cette engeance ravivée qui au fond d’un jardin barre l’horizon et empêche la langue laisse courte de se rire.
« - si seulement tu pouvais t’envoler - » de ce mot, ‘blockhaus’, « sa radicalité étrangère »,
« blockhaus comme un abri
dans ta langue
incongru là au fond du jardin
dans la terre connue de ton monde
mot monticule de béton brut
cratère inversé
qui creuse et t’élève
à mesure qu’il fait chemin
en toi »
L’enfance est à vie un pays affleurant à même le corps dont on n’émarge jamais vraiment entier où le loin et le proche se confondent et se perdent dans une multitude retard d’échos permanents.
Elle se lie d’un trait d’humanité à petits reflux et sans répit, appareillant au langage ses brèves détachées cousues de combats dans le retrait, « creuse ses propres mines / déterre des lumières d’os blancs / face à la nuit », poursuit le ciment de gravité de l’odeur de la terre.
« Blockhaus » est la source de tous les maux et la maison de graffitis des morts que l’on transporte à même ses propres veines.
Corps de bataille et de gouverne comme reconquête, dernière guerre livrée dans l’arbre en signature à la maladie de vivre, don intergénérationnel du portage au partage du muscle et de l’os légué au poème comme « trésor de guerre » d’une haute inspiration embrasant depuis la fin le début, ce livre étincelant le dit, à lire en intraveineuse et placer sous la langue de ceux qui en des formes closes impénétrables sur leur lit de mort d’un blockhaus nous précèdent arrivés vivants dans la lumière.
* « Un balcon en forêt », Julien Gracq, 1958