"Formegisante" de Philippe Thireau par Carole Darricarrère
« palais visité
consonnes, voyelles, hop !
les mots envolés
la langue ébréchée
gelure des doigts lisant
c’est l’hiver des mots »
Cap sur le haïku, ses atomes de neige en équilibre sur un détail, l’épure de son lyrisme discret tout en demi-teintes : avec « Formegisante », sobre esquif narratif, fixatif japonisant aérocentré - un marin, une jouvencelle, une saison - prétexte à investir calames et bambous, Philippe Thireau amorce non sans espièglerie un virage à 180 degrés et comptine au cordeau un roman-poème briseur d’images en 105 haïkus dont le suspens n’est pas absent et laisse le lecteur éconduit ; se prêtant à l’exercice subtil de l’art de la contrainte sur fond de rencontre impossible - la mer et la terre -, il salue discrètement en chemin quelques signatures impérissables : « Mais s’agit-il seulement de cela ? ».
Nulle acrobatie verbale ici, aucun délit de séduction possible, mise à nue « l’âme cache bien / une bouche mystérieuse - / disparus les mots » avec les affects et leurs remous, dans le retrait poétiquement concis d’une sorte d’ascèse de la langue ni gauloise ni latine adepte du détachement et imperméable à toute tentation d’iconolâtrie, la prouesse consistant à dégraisser et soustraire tout ce qui encombre à la fois la langue et la vue, mais le plaisir ?
Oblique. Latent. Implicite. Jouant au chat la souris. Obéissant à des règles et des innocences. Maraude de non-dit en mi-tu. Suggestivement entretenu, un foulard sur les yeux, entre deux lés de rêverie, pour finir omniprésent, aussi délicat que le travers d’un rayon de soleil moussant l’hiver derrière vitres et interdits. Ainsi codifié affleurant. L’attente à retardement et le désir inassouvi convoquent au tournant l’art de la césure en même temps que l’évènement.
« las des heures lentes
yeux clos de la couturière
le noir en plein jour »
De « la belle endormie /corsage tremblant de nuit » à sa forme gisante évanescente l’art lunaire du haïku en ses raccourcis parcellaires non ostentatoires semblables aux chutes de pétales dont le poids suspendu n’excède pas la plume moinillonne de l’oisillon, et ses expressions averbales réduites à la plus pure dilution, en appellent à des perles de sagesse et des abîmes spontanés de méditation dans la plénitude du vide.
Ou comment compresser en quelques ambiances minimalistes tout un paysage, des scènes de la vie courante, une palette d’émotions, une mémoire collective, un éventail de souvenirs réduits à décantation pérenne : un bruit blanc, une pupille de neige aphone, un écho orphelin, et tout ce qui s’affaire et reste devant et derrière le verbe aimer, l’effet diamant ravalé de la réverbération de l’attente et du désir, l’intranquillité de la chair s’appliquant au dérèglement des sens, les registres de l’évocation, la suggestion comme sillage, l’impossibilité de l’oubli.
Ce tantra presque mantra ne donne pas à lire mais à dé- lire, le rien quintessentiel, dont la formule sacrée est le vide comme celle du noir le blanc à l’exclusion de la couleur, le rouge frontal d’un sarrau s’estompant dans la rousseur d’une feuille morte, « aucun mot mieux dit / qu’une arbalète son trait ».
Le haïku, alliance en miroir du long et du court à la croisée de l’espace et du temps pour frémissements et couperet, embrasse et lâche dans un même mouvement retend ce qui n’en finit plus de se déliter afin d’en restituer une vision panoramique et nous incite à réfléchir sur la nature des évènements et leur portée symbolique.
Sorte de petit lingam d’instantanés yoni & yang à peine manifestés, charme de poche à garder sous le boisseau telle une pierre philosophale se contemple les yeux vagues entre chat et loup, l’expression la plus pure de la poésie jusqu’en ces ponctuations furtives animalement audibles plus proches du son que de la forme, tient ici dans un grain de riz.
« pivoine d’hiver
froissée entre les doigts et
hon ! le garçon fuit. »
Le vif du bref s’accordant à renvoyer dos à dos les contraires - le vice et la vertu, la réalité et le rêve, l’insouciance au rang des frivolités - amour et désir tour à tour drôles, légers, graves autant qu’aguicheurs, confondus ici en allusions dans une continuité sensible de leurres - « c’est cela l’amour ? » -, création et destruction, soit tout ce qui sépare l’idée que l’on s’en fait de son incarnation virile.
Un déjeuner de soleil à revisiter longuement en méditation au clair de lune.