Bernard Manciet, Ampelos par Élisabeth Beyrie-Soulassol
À l’occasion du centenaire de la naissance du grand poète gascon, pourquoi ne pas lire et relire les textes de Bernard Manciet et en particulier le recueil intitulé Ampelos qui se trouvait sur la table de travail du poète lorsqu’il est mort en 2005 ?
Poète landais, il naît à Sabres en 1923 et écrit des poèmes dès ses 11 ou 12 ans. Après avoir fait de solides études littéraires classiques et sciences politiques, il commence une carrière dans la diplomatie, mais il revient dès les années 50 dans la Haute Lande, le pays du gascon « neugue », où il fonde une famille. Grand érudit, il publie un roman en 1955, Le Jeune homme de novembre, prémisse d’une trilogie, tout en dirigeant la scierie familiale. Il se consacre totalement à l’écriture en 1965. C’est dans sa langue natale qu’il écrit et il traduit ensuite ses textes, aidé en cela, pour la prose, par plusieurs traducteurs. Œuvre protéiforme, elle recouvre tous les aspects de la littérature, poésie, théâtre, roman, nouvelles, essais, articles mais aussi une œuvre graphique.
La première moitié de l’ouvrage édité par L’Escampette présente les poèmes en français, traduits par l’auteur et Guy Latry, tandis que la deuxième moitié les propose en « gascon noir », « C’est le gascon du long de la côte. Il a goût de gravier, de la mer, et de vents sombres. Il a goût de forêt l’été, vous savez le parfum d’été dans les pins, qui est aphrodisiaque. C’est un gascon noir dont les voyelles sont très sombres. » comme le définit le poète landais.
Le recueil de Bernard Manciet est composé de trois parties, comme très souvent dans ses autres recueils, numérotées de 1 à 3, et de 9 poèmes divisés en trois parties également et intitulés α. β. et γ., chaque poème étant numéroté de 1 à 3 et composé de 15 vers. Cette numérotation rappelle celle de Jacques Roubaud, oulipien et poète, qui avait rédigé la préface de L’Enterrement à Sabres, lors de son édition chez Poésie Gallimard.
Entre triptyque et opéra, cette suite de 27 poèmes reprend un pan de la mythologie grecque, celui de la naissance de la vigne, de l’histoire d’amour entre Dionysos et Ampélos.
Comment lire cette poésie ? À haute voix assurément et même si on ne connaît pas la langue des Landes, on peut s’y essayer à la manière de Bernard Manciet.
Bien sûr, la traduction est aussi belle et exigeante que le texte premier mais la saveur du parler des Landes est inimitable. Le poète déclarait que pour lui, le français est « une langue apprise ». Il la qualifiait de langue de « juriste », « linéaire », « artificielle » et « figée ». Il la comparait au gascon qui était pour lui « une langue d'instinct », de l’impromptu, du saugrenu, du rire qui jaillit tout seul : « c'est ma langue animale », au sens noble, celle de la peau, celle de la respiration. Pour écrire, que faut-il ? « Le feu pour la poésie, c’est tout. C’est le choc entre deux mots, entre deux syllabes comme en gascon, qui fait le feu. Il faut une langue rude pour cela ». C’est cette richesse archaïque que l’on peut entendre dans cette langue gasconne, telle la rudesse des pierres, des cailloux, du sable.
Écoutons maintenant le premier poème :
α.1
Òlme radiu vinha espampada
los vents de lutz
los hèi ambrada d’aire
de veire
a sus man dreta taur blu lagüa mantua
casau de mar
sau dessús sau
a flòcs d’arromecs clucats
clascats de sofre
mar contra mar la huelha
un auratge iranjat que puja
la paraula que’n va
que huelha
sabers sus sabers shens d’assàber
la vinha grana que s’ahocha
α.1
Ormeau vivace vigne éparse
Vent de lumière
Les fait chanter bourrasque d’air
De verre
Et sur la droite taureau bleu mainte lagune
Jardin de mer
Sel sur sel
Par bouquets d’ajoncs embrasés
Et claquements de soufre
Mer contre mer tout un feuillage
Où monte un orage orangé
Et la parole va
Elle pousse en feuilles
Savoirs sur savoirs sans bien savoir
La grande Vigne se rencontre
Cette langue n’a nul besoin de ponctuation[1], c’est celle d’un chant qui s’élève avec le vent, partant de la terre, vers la lumière. Le poète, dans une entrevue, dit écrire « par débordement quand c’est trop beau, que c’est trop riche ». Elle s’écoule par de nombreux groupes nominaux et dont les adjectifs et les verbes, aussi, se répètent comme des échos.
Certes, le lecteur retrouve, dans ce livre, les thèmes qui sont chers à Bernard Manciet, comme celui de la nature, de la mer, du vent, mais, laissant derrière lui la mélancolie qui s’étire souvent dans ses écrits, ce recueil chante, par-dessus tout, la lumière, le soleil, la vie, la sensualité, les corps, la chair en prenant pour prétexte le mythe grec de la naissance de la vigne.
Le « chant » 1 plante le décor. Ormeau, vigne, âme, lumière, floraison, gorge, automne, sortilège, sont les premiers mots des neuf poèmes. Les verbes au présent rendent la narration encore plus vivante. Voici que le « taureau bleu » se tient « sur la droite ». Les couleurs de l’automne se déploient : « orage orangé », « crépuscule vert », « bruyère miellée », « safran rose », « vigne bleuissante », « les thons bleus », « le blond aigle père », « le ciel de pervenche ». Tout est là, en cette saison qui annonce la tragédie mais aussi la vie qui va naître de la mort. Chant de la mort et de l’immortalité dans la beauté du monde : « le fils du Dieu », « fils du Vivant et du Lumineux », « fils du Jour » (désignant Dionysos) et « le fils de l’Homme », « fils d’homme » « fils du Sang » (pour Ampelos) sont « noués ensemble et dénoués » (p.11).
Le récit mythologique prend une couleur différente avec ces deux expressions qui célèbrent la beauté christique. Cette expression « fils de l’homme » apparaît de nombreuses fois dans la Bible dans le livre de Daniel dans l’Ancien Testament et dans les quatre Évangiles dans les propres paroles de Jésus parlant de lui à la troisième personne et dans l’Apocalypse de Jean. Ce titre de « Fils de l'Homme » désigne l'humanité de Jésus, et l’expression « Fils de Dieu », sa divinité. Le poète se réapproprie le mythe pour le transposer dans la Grande Lande dans laquelle la mer s’allie à la terre car « Le monde est dans la Lande »[2].
Le narrateur – déjà présent dans le pronom « nous » – entame le dialogue avec Ampelos dès le début du « chant » 2 : « Toi le fils de la source et du chant… » qui parle à Dionysos : « je ne te vois pas -murmures-tu- ô fils du Vivant et du Lumineux… » et raconte la rencontre des amis, leurs jeux érotiques – ils se réchauffent cuisse contre cuisse- et leurs combats dans les pampres. La vigne et les vagues ne font plus qu’un, « tu es mon sillon » « tu es mon écume ». Mais voici que « l’enfant tombe avec ses pampres […] et mort sourit parmi les myrtes ».
Le « chant » 3 débute sur les pleurs du dieu, le gémissement des collines des vents ». « eh je suis là » dit l’enfant de vigne. Alors, commence la grand-fête de la nature et du monde et, dans la nuit sauvage, le dieu plante Ampelos. La vie renaît alors et la vigne embellit, fait « vivre les vivants », leur donne des « signes clairs », leur fait « respirer la vraie lumière ».
Si Ampelos est un chant d’amour à la vie, il est également une ode à la parole qui va et « pousse en feuilles » « dans les conversations de la pluie ». Chant, danse, parfum, sons s’entrelacent tout au long de ces trois chants dans la célébration de la rencontre entre l’homme et les mondes d’en-bas et d’en-haut dans une sorte d’épiphanie afin que : « les dieux cueillent nos songes et nous cueillons le dieu ».
[1] On ne trouvera que celle des dialogues avec des exclamations et des interrogations.
[2] Titre de la conférence de Guy Latry Le monde est dans la Lande, Bernard Manciet et son œuvre présentée le 24 novembre 2015 aux Archives Départementales des Landes.