Le double été d’Ariane Dreyfus par Élisabeth Beyrie-Soulassol
Écrire le deuil
« Je ne vis et n’écris, qu’avec »[1]
Que ce soit dans le choix des épigraphes, ou dans celui des citations, le goût du montage et de la perfection, caractéristiques de l’écriture d’Ariane Dreyfus sont déjà présents. Autant d’intrusions de corps qui invitent le lecteur, le prennent par la main et lui ouvrent le chemin de l’amitié à travers les mots de la poétesse.
Le texte poétique peut alors se déployer. Dans sa logique émotionnelle, il s’approche du lecteur, « d’humain à humain », le réveille, le nourrit et comble sa faim. Car selon Ariane Dreyfus, la poésie aide à « apprivoiser les choses difficiles », à « dénouer la gorge ».
Sa principale source d’inspiration : la vue, celle des êtres, d’un tableau, de danseurs, d’un film. Déjà pour écrire le recueil Sophie ou la vie élastique[2], la poète a « emprunté » le personnage, bien connu de Mme de Ségur, repris dans le film de Ch. Honoré et s’est glissée dans sa peau, son visage, des gestes, ses silences pour les faire siennes.
Après l’épreuve de la mort de la mère de Sophie, ici, il s’agit d’évoquer le deuil de la compagne. C’est Sasha, une jeune femme qui meurt brusquement à 30 ans dans un parc, l’été, à Berlin où elle vit avec son compagnon américain Lawrence.
La force de la poésie d’Ariane Dreyfus réside dans l’écriture du concret, du réel, du présent, d’où la quasi-absence des images. Les mots sont choisis avec minutie afin de s’ajuster les uns aux autres pour vibrer ensemble, dans un même geste, et provoquer une émotion. Celle que suscite, par exemple, la danse ou encore le cinéma. Ainsi, comme l’explique Ariane Dreyfus, le choix du film de Mikhaël Hers, Ce sentiment de l’été paru en 2015 est celui de la « rencontre » avec le visage « vecteur d’émotion silencieuse » de Lawrence joué par Anders Danielsen Lie. Il y aura d’autres visages, en particulier celui de Zoé, sœur de la morte, interprété par Judith Chemla, actrice et chanteuse lyrique, qui montre, dans ce rôle en particulier, autant de délicatesse que de force. Certaines scènes sont similaires au film tandis que d’autres sont transformées ou inventées tels les rêves d’Anders. C’est une écriture proche de la narration du film et en même temps, c’est une autre histoire à vocation universelle qui se raconte, celle du deuil.
Le double été suit la chronologie du film. Le recueil est divisé en trois parties -trois prénoms suivis d’années différentes- dans lesquelles le lecteur entre dans l’intimité d’Anders (alias Lawrence) -le compagnon de Sasha- et de Zoé. Les titres des cinquante-deux poèmes évoquent le temps qui s’écoule, d’été en été, les noms des lieux, Berlin, Paris, Annecy où vivent les parents de Sasha, New York où va revenir Anders, et retrouver sa sœur, et son ami Ben, de la prostration du deuil à une renaissance, en la personne de Lisa. Et puis, il y a Thomas alias Niels, l’enfant de Zoé, les chats, témoins du temps qui passe, le piano, tour à tour source de tristesse et de joie, Zoé qui va vers une nouvelle vie…et toujours l’été, sa chaleur et sa lumière.
Comme dans un polar ou un film policier, on sait qui va mourir dès les premiers vers : « Il s’appelle Anders et elle s’appelle/Mais pourquoi l’appeler puisqu’elle va mourir/Aujourd’hui et ne pas le savoir ». « Sasha encore vivante se redresse/Pose ses pieds nus sur le tapis, quitte le lit » (p.8). Ces mots simples, de la vie quotidienne touchent d’autant plus le lecteur qu’il est dans la confidence de la mort imminente de la jeune femme.
C’est l’été, on en sent les odeurs et la douceur : « Il fait doux déjà même si l’air du matin pique un peu/Ses jambes nues parce que c’est l’été » (p. 9). ; on entend les bruits de la ville, des parcs que l’on traverse.
Au début du recueil, le lecteur entre dans les pensées et les sentiments de Sasha : « Porte entrouverte pour la douceur d’y voir/Anders le visage plongé dans l’oreiller » « La forme du sexe d’Anders que sa vulve retient/Mieux que tout, quand elle s’est posée sur lui/C’est une puissante fleur celle que des mains/Peuvent pétrir et toucher de son visage ». Pas de tabou dans la poésie d’Ariane Dreyfus[3] qui met en lumière la beauté naturelle des corps dans la réalité amoureuse de l’acte sexuel que ce soit entre Anders et Sasha ou avec Lisa (pp. 74-75).
Pas de démonstration spectaculaire dans l’expression du chagrin des différents personnages, peu de larmes si ce n’est que rarement et symboliquement au début et à la fin du recueil. Anders retient ses larmes au souvenir de Sasha : « Comment les larmes remonteront de la gorge/À tout le visage » (p.25) et avec Lisa « Alors il ne l’embrasse plus, mais la serre très fort, fermant les yeux/Sur ses larmes retenues tout contre elle » (p.70.). Ce sont souvent les gestes des personnages qui expriment leurs sentiments.
Dans cette poésie, la danse trouve tout naturellement sa place car, le poète, tel un danseur, doit penser le corps, comme dans la révélation de l’amour naissant entre Anders et Lisa : « Par les rires, puis on danse/Si facile de prendre des mains, déjà ses épaules bougent/Dans sa robe sans la détacher/Anders la serre à peine, il a déjà à ressentir/ Lisa, ». C’est à la vue de ces deux corps dansant que « Zoé clôt ses paupières et se remet à danser, Anders, si moi je dis/ Un peu oui, toi dis-le plus fort, ne crains rien » (p.68).
Du fait d’une volonté permanente de faire voir – le mot « yeux » apparaît plus de quarante fois dans le recueil –, et du souci de trouver une langue lisible, la poète choisit les mots à partager avec son lecteur. Pas d’entrave au mouvement de la phrase qui se « débarrasse » de mots qui pourraient alourdir les vers : « il faut prendre les mots au mot ». Les blancs accompagnent la danse des mots dans une poésie qui se tient « debout » et se dit au présent. La ponctuation quasi inexistante laisse libre le lecteur de lire « les yeux ouverts »[4] à voix haute, comme on lirait un conte à des enfants.
C’est ainsi que le langage s’unit au corps et à la pensée dans un souci constant de « Prendre avec soi l’autre, jusqu’au point où on n’aurait jamais songé ».
Telle est bien la source dans laquelle s’abreuve le lecteur d’Ariane Dreyfus car tout ce qui compte, c’est bien-sûr d’aimer les personnes, les mots et les morts.
[1] Les citations des propos d’Ariane Dreyfus proviennent de plusieurs sources. Entretien avec Ariane Dreyfus par Isabelle Baladine Howald, https://poezibao.typepad.com/files/copie-de-12.-a.-dreyfus-entretien-poezibao-avril-22.pdf. DE L'ÉMOTION CINÉMATOGRAPHIQUE À L'ÉCRITURE POÉTIQUE 37e Semaine de la poésie / 2024 Clermont-Ferrand https://www.youtube.com/watch?v=oZXgWcYA3a8. Entretien de Alain Veinstein avec Ariane Dreyfus, France culture, Émission Du jour au lendemain, 2001, https://www.youtube.com/watch?v=mc-hasHv0MY&t=3s
[2] Dreyfus, Ariane, Sophie ou la vie élastique, Le Castor astral, 2020.
[3] Dreyfus, Ariane, Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu, préface de Françoise Delorme, Éditions Gallimard, Collection Poésie Gallimard, 2023.
[4] « Les yeux ouverts », expression que l’on retrouve plusieurs fois dans le recueil et dans l’œuvre d’Ariane Dreyfus qui n’est pas sans rappeler la dernière phrase de l’empereur Hadrien dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien « Tâchons d’entrer dans la mort, les yeux ouverts ».