De la destruction d'Amandine André par Emmanuèle Jawad

Les Parutions

29 mars
2016

De la destruction d'Amandine André par Emmanuèle Jawad

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Dans un travail sur la forme et le rythme, De la destruction se compose par déplacements, reprises, ajouts et réductions de propositions fragmentaires, rendant le texte à ses mouvements de flux et reflux, dans des opérations fines effectuées sur ses segments constitutifs.

 L’ensemble des sections du livre fonctionne par agencements répétitifs qui les structurent dans la reprise, d’une phrase à l’autre, d’un segment de phrase introductif, dans des déplacements de mots. Le redoublement d’un nom peut occuper au sein d’une même phrase différentes fonctions grammaticales (ainsi « chiens de chien »). De la même façon, dans ces agencements de propositions, un verbe peut être employé sous différentes formes dans une même phrase (sous une forme passive/ en tant que participe). Des mots ou de très courts fragments deviennent axes de rotation dans des phrases elles mêmes courtes, segmentées, dans l’absence de virgule le plus souvent, sous forme de texte-bloc. Les phrases à la suite se construisent avec les éléments des fragments précédents qui s’agencent différemment selon un autre ordonnancement dans des déplacements et des inversions de points et de termes (ainsi « Terre. Immonde et maudite. » /« Immonde et maudite terre. »). Les procédés de glissement se réfèrent conjointement aux différents segments-axes de rotation mis en place successivement autour desquels s’enroule le texte dans un mouvement circulaire et enveloppant.

 Dans un texte giratoire, le cercle (de chiens dans la section 1) fait frontière entre dehors et dedans. Il devient lui même également axe de rotation. Les mouvements s’établissent en tous sens, inverses dans le flux des déplacements de notions contraires ou d’opposition (ancien/nouveau ; impropre/propre ; chiens/contre-chiens ; hors-chiens/en-chiens ; hors-tête/en-tête etc) faisant ainsi cercles concentriques en rotation inverse (p.20).

 Dans une ponctuation radicale, la fragmentation s’opère au sein de la phrase, le point coupant net dans la syntaxe à l’endroit même de ce qui fait habituellement lien (séparation ainsi par un point du sujet et de l’adjectif qui s’y rapporte dans la section immonde et maudite), point hachant dans l’absence de virgule. Dans cette mise en place d’une ponctuation radicale défaite de ses usages normatifs, la virgule détournée de sa fonction habituelle dans Imprécations, second mouvement’ est placée en amorce de la phrase et semble muer, dans un jeu d’associations sur les signes graphiques, en apostrophe lors des fins de phrases, dans une inversion des signes et de leurs usages.

 La question des mots et de la langue circule de façon prégnante dans les sections (en particulier sections 1, 3 et 6) et revient dans Imprécations, premier mouvement dans des phrases amorcées par la conjonction « car » jusqu’à sa reprise martelant ainsi au sein d’une même phrase (« Car je ne vis pas sans ignorer que ma maladie me courbe vers la terre pour me soumettre aux puissances de celui qui possède toutes les langues et qui fait remuer ma langue »). La question de l’écriture devient centrale dans un texte faisant jeux également de propositions contraires (section 6).

 A cette question de la langue, celle du corps sur laquelle repose le précédent livre d’Amandine André Quelque chose (en tant que « corps malade » et « langue viciée » p.33). Le corps est l’objet d’actes violents (« langue qu’on m’arracha »). Dans une dimension explicitement politique, les rappels historiques d’actes commis sur le corps (du bûcher des « temps anciens » au corps en prison jusqu’au « contrôle d’identité » des années récentes provoquant des situations dramatiques, avec l’introduction d’un « j’accuse »).

 Dans un très beau texte sur le corps (Hors d’elle-toutes) et précisément sur le visage, les corps sont rendus à leur proximité, porosité, de l’un à l’autre (« le visage épris de lumière le visage dévisagé (…) est ce qui d’elle fuit en l’autre en dedans d’elle l’autre ce qui fuit d’elle en l’autre » (p.68) jusqu’à s’inclure dans une relation réflexive. Cela semble rejoindre les notions de passage très présentes en particulier la notion dehors/dedans dans la section Figures miniatures, en fin de volume (« Je ne suis pas de ce monde et je vis dedans la tête de quelqu’un. Je suis pensé par lui. Je vis dedans sa tête. » p.100). On retrouve ce lien ou lieu de passage frontalier dans Cercles des chiens et dans l’expression de la notion de seuils dans Figures miniatures (« Je ne suis pas de ce monde. Je vis sur un de ses seuils. »), à situer et rapprocher sans doute d’un regard politique (« Les oubliés ne savent pas qu’ils sont oubliés. Ils ne sont pas pensés. Ils ne sont pas de ce monde. Jamais ils ne viendront en ce monde. Les seuils disparaissent avec eux. »p.104).

 Dans des opérations de déstructuration, allant contre une syntaxe normative, rendues par des mouvements d’agencements répétitifs, des coupures, fragmentations et l’introduction de mots par endroits empêchant la pleine lisibilité et linéarité (ainsi« leur » venant heurter remarquablement la limpidité syntaxique p.46), Amandine André rend ainsi son texte à une langue rugueuse, la questionnant dans son rythme et ses formes rendant la destruction également au travail sur la langue et plus largement au geste de création.

 A la question du rythme qui serait comme « meilleur moyen de faire ressentir les formes de domination violente et de s’en libérer » (entretien de Christian Prigent avec Marie-Hélène Popelard)*, Christian Prigent indique ainsi dans sa réponse « S’il y a eu pour moi (s’il y a encore parfois) une jouissance dans cette activité qu’on appelle l’écriture, c’est là qu’elle trouvait sa source : dans cette vitalité indécidable de la balistique rythmée qui emporte tout dans une vitesse à la fois épiphanique et destructrice ».

 

  * Entretien de Christian Prigent « Nommer quand même » avec Marie-Hélène Popelard, colloque « L’art, l’éducation et le politique », 2009, en ligne sur le site des éditions P.O.L

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