face à / morts d'être de Nicolas Grégoire par Emmanuèle Jawad
Son travail d’écriture en prise avec le génocide au Rwanda (avril 1994 - juillet 1994 où quelque 800 000 personnes ont été massacrées),[1] Nicolas Grégoire rassemble dans face à /morts d’être, poèmes, notes et photographies. Chacune des six sections du livre s’ouvre sur une photographie de l’auteur et conduit d’emblée au questionnement central qui soutient le livre entier, l’écriture dans son rapport au génocide (face à, avec, à partir de), la place, la position de l’auteur (en qualité d’étranger notamment) et les liens qui s’y affèrent, dans leurs articulations complexes, et qui jalonnent le parcours de son questionnement (dire/voir, distance/culpabilité).
Le rapport intériorité/extériorité se réfère à la question du regard et rejoint les lieux eux-mêmes, espaces saisis, écrits et photographiés par Nicolas Grégoire. La justesse de vue déporte ainsi les angles de prises photographiques vers les extérieurs d’un site, « d’une école en construction qui fut un haut lieu du génocide. Aujourd’hui, l’école est un mémorial où sont exposés les cadavres sortis des fosses »[2]. L’unique photographie d’intérieur, en couverture du livre, porte sur la bordure d’une pièce du mémorial où sont regroupés sur des étagères les vêtements des victimes. Christian Boltanski, dans une évocation de la Shoah (Personnes, Monumenta au Grand Palais, 2010) entassant des milliers de vêtements, au sol ou amoncelés en pyramide, affirme alors « Le vêtement dit : il y a eu. »[3] Les photographies, à l’intérieur du livre, sont des vues extérieures du site, bâtiment dans des plans plus ou moins rapprochés, confronté à un ciel le plus souvent obscur : bâtiment en contre-plongée, dans un plan impressionnant, à l’issu d’un chemin l’y conduisant, bâtiment avec coursive, lignes prégnantes, dans la confrontation et la répartition bâtiment/ciel.
La place de l’auteur, dans son rapport au génocide, se trouve posée, dès le premier vers ouvrant le premier poème « face à », prolongé ainsi dans le premier vers du second poème « face à seul ». Si la question du voir/ne pas voir est posée dans la seconde section en exergue, le génocide lui-même, dans cette ouverture du livre, n’est pas nommé, « avec ça on ne parle pas », renvoyant alors au lien parler/taire dans son rapport au dicible avec l’indicible
« langue vaine qui
s’échoue à rien
dire ».
Dans un entretien avec Matthieu Gosztola[4], ce dernier définit ainsi le lien de l’écriture avec le génocide « ce faisant, on ne peut qu’écrire à côté de ce qui s’est- réellement- passé, et qui tient foncièrement à l’indicible, et à l’incommunicable. »
Les différentes sections du livre introduisent des éléments hétérogènes : citations en exergue des poèmes ou insérées de film (rwanda 94), de R. Char (section 6), référence à Michaël Glück, insertion de propos rapportés. Dans une composition rigoureuse, procédant par alternance et diversité des supports (photographique et textuel), les modes d’écriture (poèmes et notes) rythment le questionnement dans son avancée.
Des mots s’échappent du corps du poème, dans une absence de ponctuation, occupant l’espace laissé blanc, mettant en évidence, dans la coupe et l’éclatement par endroits du poème, des mots isolés, relevant d’un lexique qui a trait également au corps saisi dans ses parties, son morcellement, dans une récurrence des « corps coupés » (mains, crânes section 2).
Nicolas Grégoire poursuitsur l’axe d’une démarche éthique, dans la recherche d’une écriture au plus juste,un questionnement permanent qui contamine remarquablement le lecteur lui-même.
[1] Rapport de la commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation
des Nations Unies dans le génocide de 1994 au Rwanda,15 décembre 1999.
[2] Voir présentation sur le site des éditions centrifuges.
[3] Entretien avec Christian Boltanski, Télérama, 23/01/2010
[4] Entretien très intéressant « Ecrire avec le génocide : dialogue entre Nicolas Grégoire et Matthieu Gosztola » (site poezibao, janvier 2014).