Revue Sarrazine n° 16, JAVA etc par Emmanuèle Jawad
La revue SARRAZINE propose dans son numéro 16 un dossier autour de la revue JAVA avec un entretien passionnant mené en 2015 avec Jacques Sivan et Vannina Maestri par Pierre Drogi, plusieurs textes inédits des fondateurs de la revue et de nombreuses contributions. Les spécificités de Java, sa place occupée au sein des revues et des écritures dans son rapport notamment aux avant-gardes historiques, à la post-poésie et à un courant alors dominant de la poésie lyrique sont ainsi définies, permettant de resituer dans son contexte l’émergence et le développement de la revue crée en 1989 par Jean-Michel Espitallier, Jacques Sivan et Vannina Maestri. « Ce qui fait aussi la spécificité de Java, c’est non seulement que c’était une revue d’après les avant-gardes mais aussi une revue qui défendait la notion de « post-poésie », comme l’écrit J. M. Gleize » soulignent conjointement Jacques Sivan et Vannina Maestri repositionnant ainsi la revue au regard de l’espace qu’elle offre alors aux écritures expérimentales, dans la publication de textes de création et de dossiers spécifiques tournés vers un champ créatif traversant les domaines artistiques.
Dans cet entretien, les réponses se donnent alternativement d’une même voix par Jacques Sivan et Vannina Maestri en ce qui concerne la revue Java, la question de l’expérimental, celle de la performance et de façon distincte lorsqu’il s’agit d’aborder les méthodes et techniques spécifiques du travail de chacun, dans le rapport établi notamment entre texte de création et lecteur. Abordant dans cet entretien la question des dispositifs mis en place au sein de leur travail, les méthodes utilisées et leur rapport à la littérature (pour Jacques Sivan « Mon rapport à la littérature est éminemment politique. Les mots écrits comme ils se prononcent interagissent entre eux de manière non hiérarchisée, sans épaisseur étymologique. »), Vannina Maestri poursuit l’analyse de son travail dans un texte réflexif intitulé « Les objets » (inédit écrit en 2010) le définissant ainsi dans la construction de texte-dispositif ou encore d’« objet littéraire plastique », d’« objets- textes », d’« objets-images » (à rapporter au plan, à la cartographie).
Un texte inédit de création Nobody Van Gogh écrit par Vannina Maestri prolonge les aspects théoriques évoqués précédemment sous l’angle cette fois des pratiques d’écriture. On retrouve le travail considérable de montage effectué par l’auteure dans les prélèvements, agencements des énoncés, opérant ainsi sur un texte-matière à caractère hétérogène. L’utilisation d’un langage technique du cinéma (formats de plans...) ainsi qu’un axe prégnant formel et typographique (avec encadrés, bulles de BD etc.) sont mis en œuvre dans la composition textuelle. Ces énoncés se réfèrent à la peinture et plus précisément à Vincent Van Gogh portés par l’utilisation de techniques de montage structurantes que l’on retrouve à la fois dans ce travail de Vannina Maestri et dans celui de Jacques Sivan. Un lien de lecture dès lors peut s’opérer ici avec Pissaro & co de Jacques Sivan (Pendant Smara suivi de Pissaro & co Al Dante, 2015), les textes dans leurs particularités pouvant ainsi se faire formidablement échos.
Une série de textes MODULES de Jacques Sivan, dans une numérotation particulière des textes-modules (sous forme de formules mathématiques avec puissances) compose également cet important dossier. Se rapportant au corps (dans son intériorité et son anatomie) ainsi qu’à des éléments de science-fiction, l’écriture motléculaire de Jacques Sivan alterne avec une écriture normative où s’introduisent signes picturaux, couleurs, images colorées (de mains notamment) jusqu’à mixer dans le travail de composition texte et ce qui pourrait relever d’une peinture également abstraite.
Des photographies de Gilles Weinzaepflen s’insèrent remarquablement dans le cours de la revue, en amont des contributions, venant les clôturer ou s’immisçant au sein même des textes. Une photographie clôture ainsi dans une parfaite adéquation cadrage photographique/ montage et travail de découpe textuel le texte de création de Vannina Maestri, en résonance avec ce cadrage cinématographique qu’évoque l’auteure (mise en abîme du cadre sur la photographie, dans le champ lui même circonscrit avec les lignes très nettes d’une fenêtre de voiture, en belle opposition avec l’horizontalité floue que trace le corps d’une femme endormie sur la banquette arrière). Un cadrage singulier caractérise la plupart des photographies, ainsi les corps en plans rapprochés, corps fragmentaires en mouvement ou fixe, un corps de femme dissimulé dans le végétal ne laissant paraître que les jambes ou encore lignes prononcées avec coupures marquées s’insérant entre deux poèmes de Sanda Voïca (marches d’escaliers larges dégageant de façon abrupte le ciel), photographies à caractère insolite et/ou avec humour (femme habillée dans une baignoire, boîte aux lettres portant ce qui semble des ailes), lignes franches de cadrage avec symétrie fortement marquée d’un mur, travail également de montage dans la photographie (ainsi partie basse du visage multipliée sur un portrait hiératique, qui vient s’insérer dans le cours du texte de Jean-Pierre Bobillot en résonance avec le montage, l’énumération et l’humour présents dans le texte).
Jean-Pierre Bobillot propose un texte AH ! QUELLE IDÉE ILS ONT EUE LÀ, D’L’APP’LER JAVA ? (AIR CONNU) qui a la force de pouvoir s’apparenter autant à un texte de création qu’à un texte critique avec détournements, humour et jeux phoniques. Les notes importantes, précises d’un « appareillage critique » se situent à la suite du texte de création et resitue Java dans le contexte des revues. On relèvera en particulier cette note citant ainsi Christian Prigent au sujet de la revue Java « tout remettre à plat sans rien mettre de côté ».* S’y ajoute à la suite un texte inventaire ANTISÈCHES, « poème à continuer » [fragments]…
De nombreuses contributions composent ce numéro de Sarrazine notamment des textes de création de Vincent Tholomé, Christophe Lamiot Enos, Dominique Quélen ainsi que de Sarah Kéryna, Jacques Estager, Sanda Voïca et Vianney Lacombe, d’autres encore. Un numéro très dense à découvrir de la revue de Paul de Brancion et de son comité de rédaction (Pierre Drogi ; Armelle Leclercq ; Marie de Quatrebarbes ; C.F. Tourné ; Gilles Weinzaepflen, photos).
* Fax-simulé d’une lettre de Christian Prigent à ses amis de Java, n°21-22, printemps-été 2001