Par mottes froides d'Armand Dupuy par Emmanuèle Jawad
Par mottes froides s’inscrit dans cet écart entre l’observation (reprenant le titre d’une section du livre « Cette chose à distance ») et la proximité, l’intime. Armand Dupuy rassemble un premier ensemble intitulé une suite sans, comportant cinq séquences entrecoupées de quatre autres ensembles, sections à la forme plus régulière (corps textuels d’une quantité déterminée de vers pour chacune d’entre elles). Par sa mise en espace ainsi que par sa coupe, dans l’ordonnancement du livre, et dans une proposition de lecture discontinue, une suite sans met en évidence différents sens de circulation dans l’approche du livre. Un premier donc, par bonds et intervalles, procédant tout d’abord, dans un souci de continuité de forme, à rassembler les séquences d’une suite sans, avant de découvrir les autres ensembles du livre, et des sens de lectures aléatoires ou encore dans le fil continu chronologique. Le livre,de fait, se découvre dans des lectures croisées, permettant de saisir les différentes formes qui s’y déploient et les échos multiples produits dans les neuf sections.
Dans une économie de mots, Armand Dupuy met en situation un espace intérieur, cerné par quelques objets, éléments-clés (maison, table, fenêtre etc.), qui ne se soustrait à son environnement (éléments d’un paysage, d’un climat). La répartition du poème d’une suite sans s’élabore dans les segmentations, coupures et des espacements, entre les segments.
Dans un travail de réduction, la brièveté des vers restés comme en suspens, inachevés dans leur déroulement syntaxique, tranchés, coupés nets, densifie les propositions. L’écriture parfois jusqu’à l’effacement marquant la parole tronquée, la difficulté à s’extraire d’un silence. Ainsi « par où tu te tais », où l’on retrouve des échos d’un précédent livre Mieux taire[1] et d’un livre court d’Après[2] dont l’interjection chut ! clôturele poème. Dans cette densification des énoncés, les productions rares sont rapportées à l’essentiel. Le corps, perçu dans ses parties (mains, tête, yeux, dos) et ses états (fatigue notamment) s’inscrit dans une temporalité du quotidien (le repas, le matin). Les choses prennent place sous une forme d’indétermination (« quelque chose se mâche ») dans une récurrence des représentants référentiels (« tout » et « rien » en particulier) ainsi que des pronoms « on » et « ça ».
Quatre sections intermédiaires interrompent la séquence d’une suite sans, les coupes s’élaborant conjointement dans le vers et le poème lui-même. Des blocs textuels réguliers structurent chacune de ces sections (12 vers pour la première section puis 8, 16 et 12 dans un effet de symétrie). Si l’on retrouve également la juxtaposition de parties du corps et celles d’un lieu intérieur ainsi que la réitération du pronom « on », s’y ajoute, dans ces sections, l’introduction de verbes sous un mode infinitif. Faisant écho à une suite sans, le travail se déploie également dans la recherche d’une écriture au plus près, au plus juste du réel et d’un lexique qui a trait au silence (« et peut-être qu’il faudrait se taire », « on marche pour se taire » ou encore « c’est une page trop parlée », « l’imprononçable endroit »).
L’écriture d’une intériorité prend sa part de « l’imprononçable », Armand Dupuy tentant d’extraire l’indicible, un en-deçà de la parole, et d’en formuler ainsi remarquablement ses marques.