De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs d'Anne Kawala par Jean-Paul Gavard-Perret
Ayant obtenu par le centre international de poésie de Marseille une résidence au Liban, Anne Kawala a rencontré une langue inconnue : l’arabe libanais. Elle a aussi pu comprendre les enjeux politiques de la multitude de langues pratiquées dans ce pays pluriel et fragmenté. Peu à peu confrontée à la langue arable et se frottant à des écrivains libanais la créatrice est parvenue à une compréhension et une traduction de cette langue en l’extirpant de tout lyrisme pour n’en retenir que les motifs, les processus de répétitions et de figurations. « De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs » « figure » les différentes langues pratiquées au Liban. Les séquences sont scandées d’un vers premier susceptible de proposer l’énoncé d’une méthode. Elle tient à maintenir la tension de l’émotion : « Je suis venue vierge. » écrit celle dont l’enjeu est ici de « penser dans sa langue en butte aux autres » comme aux divisions et aux tensions au sein d’un surgissement de récits. L’auteur dont « une main offre l’extérieur » parvient à démêler l’entrelacs des désirs éveillés et ses propres souvenirs occidentaux pour que « disparaissent les taches noires, le sel des larmes, les zones aveugles ».De cette approche surgit la « constance, au-delà des recoupements » entre clôture et ouverture. Un même document iconographique (une illustration réalisée pour Le Roman de la Rose de Guillaume de Loris et Jean de Meung auquel le titre du livre de Kawala fait référence) marque, par sa symétrie, un double sens de lecture (droite/gauche et à l’inverse), renforcé par la légende en langue arabe, lors de l’ouverture du livre, en langue française, lors de sa clôture.
Comme l’a bien montré Emmanuèle Jawad dans son article sur le site libr.critique, l’espace livresque est à la fois historique, géographique et politique dans son rapport à une mémoire ou plutôt « l’impossibilité de situer l’espace de la mémoire à l’emplacement désiré, à cause de la taille des souvenirs(…) ». En un travail minutieux de composition et de mise en espace, en des zones d’occupation et de marges vierges le graphisme rejoint la dimension sonore d’une langue en une autre. La lettre arabe « waw » investit l’espace graphique et sonore du livre. L’auteure en fait usage comme d’un signe de ponctuation mais sonore. Le son [u] sous la graphie arabe rejoint la signification d’un « et/ou » qui peut se transcrire dans le « éou » présent souvent dans les livres de l’auteure. En celui-ci l’écriture se développe par fragments, strophes, vers, répétitions d’un flux sonore jouxtant parfois le silence dans une sorte d’image temps et mouvement chère à Deleuze mais aussi aux prises avec le constat de Duras « Tu n’as rien vu ».
Afin de prouver le contraire l’auteure transcrit directement dans le texte certains échanges, introduit des dépêches d’agence et des citations ( (Mallarmé, Mondrian, Burroughs, Duras..), des modifications de polices pour marquer des ruptures formelles dans le montage textuel. Cette hybridation crée un texte sans « genre » précis auquel le rattacher. Il porte l’écriture vers une superbe étrangeté poétique et engagée. Face aux murs du temps, la lumière diffuse du Liban est prise dans le piège de volutes et de courbes. Elle vibre et déborde dans une fable évidée de tout affabulation. Kawala permet d’atteindre ni le propre ni le figuré mais des zones où nous perdons la capacité de penser de manière tranchée et où la créatrice propose le génie du lieu et la hantise d’un non-lieu.