10 mars
2008
Fragments d'un corps en archipel de Jacques Garelli par Ronald Klapka
La quatrième de couverture de De l'entité à l'événement (2004, Mimesis, distribution Vrin) renseigne le lecteur ainsi :
Jacques Garelli, philosophe et poète. Il a enseigné aussi bien la littérature que la philosophie dans les Universités de Yale, de New York (N.Y.U) et d'Amiens.
Ouvrages de philosophie et d'esthétique: La gravitation poétique; Le recel et la dispersion; Artaud et la question du lieu; Le temps des signes; Rythmes et mondes; Introduction au logos du monde esthétique, Sur la mémoire du monde, in Penser le poème.
Poèmes : Brèche ; Les Dépossessions, suivi de Prendre appui ; Lieux précaires ; L'Ubiquité d'être, suivi de Difficile séjour ; Archives du silence, suivi de Récurrences du songe; L'Entrée en démesure, suivi de L'Ecoute et le regard.
Elle aurait pu ajouter : né en 1931.
La « production », on le voit, est loin d'être modeste, les éditeurs sont prestigieux : Gallimard, José Corti, Jérôme Millon, Vrin, Encre marine. Mais en dehors de ce que l'on devine être un public averti, beaucoup connaissent-ils l'œuvre ? pour ce qui est de la lecture publique, on trouvera plutôt en BU, ce qui peut se comprendre, mais, pour les recueils de poèmes c'est particulièrement injuste.
Au risque d'être simplificateur, je situerais l'œuvre philosophique dans le sillage de la phénoménologie, en particulier merleau-pontyenne, augmentée si le terme est pertinent des apports de Gilbert Simondon (« Les réalisations techniques apparaissent par invention »). Quant à l'œuvre poétique, elle compte parmi celles de haute densité, comme celle d'un Christian Hubin, ou encore voisine les parages d'un Roger Munier. A cela il faut ajouter qu'entre le poème et les essais philosophiques s'offrent au lecteur des analyses de textes poétiques qui conduisent à les relire et d'avoir la science de la jubilation née à leur contact, émotionnelle et esthétique, de participer à l'œuvre créatrice.
Preuve en est donnée dans le dernier ouvrage paru chez Corti, qui décidément, honore la devise du fondateur « rien de commun » puisqu'en seconde partie de Fragments d'un corps en archipel, figure une étude en dix points de près de 50 pages : Perception et Imaginaire, Réflexions sur un poème oublié de Rimbaud. Il s'agit de « D'Edgar Poe/Famille maudite » et de « Mémoire » (cette version seule figure en Pléiade). C'est ardu (une vie en philosophie et en poésie densifiée en 50 pages !), roboratif, lisez plutôt cet extrait de la conclusion :
D'un changement d'attitude dans la réceptivité créatrice de l'acte de lecture poétique.
Au-delà de l'unité conceptuelle d'une notion abstraite appartenant au code déjà répertorié d'un dictionnaire, pour qui « un chat est un chat » ; au-delà de l'identité à soi conférée à des notions instituées et véhiculées par le bon sens collectif, dans le cadre abstrait d'un discours référentiel à des choses de plein droit déjà connues; au-delà de la diversité pittoresque que le regard avide de notions préétablies accorde à des objets conformes à des structures déterminées et codifiées, le «Monde des eaux» de Rimbaud, centré sur la vision perceptive d'un fleuve hanté par le regard contemplatif d'un rêveur, qui se souvient de ses lectures, s'érige par une succession de « sauts quantiques », où intervient la part essentielle que Claudel accordait au néant, en «Eaux du Monde. »
Cependant, si le lecteur ne se laisse pas envahir par le mouvement opératoire créé par le poète, et qui vient du «Monde», s'il ne le laisse pas refluer musicalement jusqu'à lui -ce qui relève de la réceptivité créatrice de l'acte de lecture-, il passera à côté du texte. C'est précisément ce travail qui est revendiqué et exigé par Rimbaud.
A présent, oublier ( !) tout cela (lire le lendemain ?), pour aller aux poèmes, proses et aphorismes de la première partie. Les lecteurs des précédents recueils chez Corti, ou ceux qui se seront fait offrir le coffret de la création poétique chez Encre marine, et auront goûté à la réunion de brèche, les dépossessions, lieux précaires savoureront très certainement.
De façon apéritive, le début et la fin de D'une condition Sine qua non
Qu'attend-il des échauffourées les plus ténues de la chair, sinon qu'elles ouvrent leurs trappes, d'où chacune des syllabes amorcées par les bouffées, que déclinent les vents solaires, allume ses feux, les attise, les diffère ?
Au-delà des repères accordés aux points cardinaux, s'ordonnent, en une vasque, les herbes musicales, qui accordent dans le sommeil les rêves incendiaires, où la mort dresse ses embuscades sous les dents magiques d'un râteau.
Mêlés à la verdure des pacages, ils peignent le ciel, traçant de leurs gestes la ligne de partage, où se précipitent, comme dans une guerre, le trident, l'amour de soi et la faux.
Dis-toi, alors, qu'il y a cela, d'où vibre la musique et chavirent les astres, qu'ils soient comètes ou tabernacles, ostensoirs ou toison, il y a cela qui te fixe au-delà de toute sphère en une zone qui précède les décomptes et les miracles, là où les repères chevauchent leurs frontières, quand l'éclat des bijoux abolit jusqu'à la mémoire de leurs noms. [... ]
Quand on sait que c'est là que l'homme découvre les tensions qui amorcent l'énigme, dont l'impact se noue dans les remous d'une eau sans fond, qu'il ne revient jamais indemne de ces parages, car demeure cela, qui l'a frappé de stupeur, comme la pierre qui vire et embrase les cavernes, où les rêves se mêlent à la chaux, ou, peut-être, encore à un parc à bestiaux, où un Roi de crinoline fait croire à son siècle qu'il meurt pour ses animaux, alors qu'un lent brasier chargé des débris, qui explosent en vitrail, monte en spirale ses impostures de verre,
Alors, dis-toi, qu'il y a cela d'une texture sauvage, que tu peux transmuer dans les mailles de tes mots, que cela vienne d'ailleurs, ou touche à l'immuable....
Dresse tes échelles comme une forêt de barreaux, qui selon les hasards d'une écoute qui les prolonge, tiendrait, - sait-on jamais? - durablement debout.
Difficile Garelli ? non, un poète de notre temps pour notre temps ...
Poète et universitaire (La Réunion), Serge Meitinger offre en ligne deux vues sur l'œuvre :
- l'une panoramique : Poésie et philosophie, l'œuvre de Jacques Garelli: histoire d'un compagnonnage heureux- l'autre davantage centrée sur Trois poèmes critiques (in Penser le poème, Encre marine, 2000) sur le site de Pierre Campion
Jacques Garelli, philosophe et poète. Il a enseigné aussi bien la littérature que la philosophie dans les Universités de Yale, de New York (N.Y.U) et d'Amiens.
Ouvrages de philosophie et d'esthétique: La gravitation poétique; Le recel et la dispersion; Artaud et la question du lieu; Le temps des signes; Rythmes et mondes; Introduction au logos du monde esthétique, Sur la mémoire du monde, in Penser le poème.
Poèmes : Brèche ; Les Dépossessions, suivi de Prendre appui ; Lieux précaires ; L'Ubiquité d'être, suivi de Difficile séjour ; Archives du silence, suivi de Récurrences du songe; L'Entrée en démesure, suivi de L'Ecoute et le regard.
Elle aurait pu ajouter : né en 1931.
La « production », on le voit, est loin d'être modeste, les éditeurs sont prestigieux : Gallimard, José Corti, Jérôme Millon, Vrin, Encre marine. Mais en dehors de ce que l'on devine être un public averti, beaucoup connaissent-ils l'œuvre ? pour ce qui est de la lecture publique, on trouvera plutôt en BU, ce qui peut se comprendre, mais, pour les recueils de poèmes c'est particulièrement injuste.
Au risque d'être simplificateur, je situerais l'œuvre philosophique dans le sillage de la phénoménologie, en particulier merleau-pontyenne, augmentée si le terme est pertinent des apports de Gilbert Simondon (« Les réalisations techniques apparaissent par invention »). Quant à l'œuvre poétique, elle compte parmi celles de haute densité, comme celle d'un Christian Hubin, ou encore voisine les parages d'un Roger Munier. A cela il faut ajouter qu'entre le poème et les essais philosophiques s'offrent au lecteur des analyses de textes poétiques qui conduisent à les relire et d'avoir la science de la jubilation née à leur contact, émotionnelle et esthétique, de participer à l'œuvre créatrice.
Preuve en est donnée dans le dernier ouvrage paru chez Corti, qui décidément, honore la devise du fondateur « rien de commun » puisqu'en seconde partie de Fragments d'un corps en archipel, figure une étude en dix points de près de 50 pages : Perception et Imaginaire, Réflexions sur un poème oublié de Rimbaud. Il s'agit de « D'Edgar Poe/Famille maudite » et de « Mémoire » (cette version seule figure en Pléiade). C'est ardu (une vie en philosophie et en poésie densifiée en 50 pages !), roboratif, lisez plutôt cet extrait de la conclusion :
D'un changement d'attitude dans la réceptivité créatrice de l'acte de lecture poétique.
Au-delà de l'unité conceptuelle d'une notion abstraite appartenant au code déjà répertorié d'un dictionnaire, pour qui « un chat est un chat » ; au-delà de l'identité à soi conférée à des notions instituées et véhiculées par le bon sens collectif, dans le cadre abstrait d'un discours référentiel à des choses de plein droit déjà connues; au-delà de la diversité pittoresque que le regard avide de notions préétablies accorde à des objets conformes à des structures déterminées et codifiées, le «Monde des eaux» de Rimbaud, centré sur la vision perceptive d'un fleuve hanté par le regard contemplatif d'un rêveur, qui se souvient de ses lectures, s'érige par une succession de « sauts quantiques », où intervient la part essentielle que Claudel accordait au néant, en «Eaux du Monde. »
Cependant, si le lecteur ne se laisse pas envahir par le mouvement opératoire créé par le poète, et qui vient du «Monde», s'il ne le laisse pas refluer musicalement jusqu'à lui -ce qui relève de la réceptivité créatrice de l'acte de lecture-, il passera à côté du texte. C'est précisément ce travail qui est revendiqué et exigé par Rimbaud.
A présent, oublier ( !) tout cela (lire le lendemain ?), pour aller aux poèmes, proses et aphorismes de la première partie. Les lecteurs des précédents recueils chez Corti, ou ceux qui se seront fait offrir le coffret de la création poétique chez Encre marine, et auront goûté à la réunion de brèche, les dépossessions, lieux précaires savoureront très certainement.
De façon apéritive, le début et la fin de D'une condition Sine qua non
Qu'attend-il des échauffourées les plus ténues de la chair, sinon qu'elles ouvrent leurs trappes, d'où chacune des syllabes amorcées par les bouffées, que déclinent les vents solaires, allume ses feux, les attise, les diffère ?
Au-delà des repères accordés aux points cardinaux, s'ordonnent, en une vasque, les herbes musicales, qui accordent dans le sommeil les rêves incendiaires, où la mort dresse ses embuscades sous les dents magiques d'un râteau.
Mêlés à la verdure des pacages, ils peignent le ciel, traçant de leurs gestes la ligne de partage, où se précipitent, comme dans une guerre, le trident, l'amour de soi et la faux.
Dis-toi, alors, qu'il y a cela, d'où vibre la musique et chavirent les astres, qu'ils soient comètes ou tabernacles, ostensoirs ou toison, il y a cela qui te fixe au-delà de toute sphère en une zone qui précède les décomptes et les miracles, là où les repères chevauchent leurs frontières, quand l'éclat des bijoux abolit jusqu'à la mémoire de leurs noms. [... ]
Quand on sait que c'est là que l'homme découvre les tensions qui amorcent l'énigme, dont l'impact se noue dans les remous d'une eau sans fond, qu'il ne revient jamais indemne de ces parages, car demeure cela, qui l'a frappé de stupeur, comme la pierre qui vire et embrase les cavernes, où les rêves se mêlent à la chaux, ou, peut-être, encore à un parc à bestiaux, où un Roi de crinoline fait croire à son siècle qu'il meurt pour ses animaux, alors qu'un lent brasier chargé des débris, qui explosent en vitrail, monte en spirale ses impostures de verre,
Alors, dis-toi, qu'il y a cela d'une texture sauvage, que tu peux transmuer dans les mailles de tes mots, que cela vienne d'ailleurs, ou touche à l'immuable....
Dresse tes échelles comme une forêt de barreaux, qui selon les hasards d'une écoute qui les prolonge, tiendrait, - sait-on jamais? - durablement debout.
Difficile Garelli ? non, un poète de notre temps pour notre temps ...
Poète et universitaire (La Réunion), Serge Meitinger offre en ligne deux vues sur l'œuvre :
- l'une panoramique : Poésie et philosophie, l'œuvre de Jacques Garelli: histoire d'un compagnonnage heureux- l'autre davantage centrée sur Trois poèmes critiques (in Penser le poème, Encre marine, 2000) sur le site de Pierre Campion