K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. n° 26 par Tristan Hordé

Les Parutions

03 août
2024

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. n° 26 par Tristan Hordé

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K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. n° 26

Un écrivain, qui plus est un(e) poète, dont l’œuvre n’est pas réunie après sa disparition, ou ne connaît pas la reprise en poche, est souvent oublié, quelques décennies suffisent. L’ensemble des textes de Danielle Collobert, qui s’est suicidée en 1978 à 38 ans, a été publié par Françoise Morvan chez P.O.L en 2004 et 2005, mais reste, hélas ! confidentiel. L’envoi à André Cazalas sur un exemplaire de Meurtre (Gallimard, 1964) reproduit, manuscrit, en dernière page de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., est commenté par Christian Le Guerroué qui note son usage du tiret, la « réticence », l’« évitement du je », la « discrétion » (titre de la page, "La discrétion Danielle Collobert") de l’écrivaine, ce qui la caractérise.

 

Une autre écrivaine, Marie-Louise Chapelle, ouvre la livraison avec un long poème en trois parties, chacune de quatre strophes, présenté (en note) à lire à voix haute : les sous-titres "entre", "vide", "indifférent" « ne se lisent pas à la voix, les strophes s’enchaînent avec une pause entre chacune d’elles ». Dire le poème pour éprouver par la diction le jeu souvent complexe de la syntaxe, retourner sur ses pas pour saisir le mouvement des mots aussi subtil que le sont les formes féminines « emmêlées ». Il est certain qu’il faut relire, ou réécouter, parce que le sens reste en partie suspendu à la première lecture — et peut-être le restera-t-il, il faut s’en assurer. Ce qui s’impose, ce sont les figures des deux femmes, une disposition des mots qui propose à l’auditeur/au lecteur de construire la grâce d’une étreinte nourrie par la littérature :

 

(…) je / La poussais, mais aucun trou / Ni gouffre pour tomber, car la retenue, par un mouvement / Lent mais régulier qui la creuse et l’emplit en même temps ; Arrête-le. Qu’offre étroit le monde à la vue ta nudité / Rousse, sa lave. Ève / Future, Ève nouvelle, fille / À bec de gaz, / Allumeuse / Petite puissance timide, Artémis / Dans un cabaret féminin (…)

 

Accompagnant un vocabulaire sans ambiguïté, la mention du roman de Villiers de l’Isle Adam (L’ Ève Future), a d’abord paru sous le titre L’Ève nouvelle­, et "la Nouvelle Ève " est le nom d’un des plus anciens cabarets parisiens — en même temps qu’une désignation de la Vierge Marie — ; Ève, pas du tout l’androïde du roman, mais une Artémis fort peu chaste et donc éloignée de la déesse chasseresse mythologique.

Le lecteur reconnaîtra d’autres allusions à des œuvres qui intègrent dans le texte de Marie-Louise Chapelle ce qui peut être dit/écrit autour du désir, de l’étreinte, et de sa fin ; Bataille, Alina Reyes (« boucherie / De l’œil »), Marcel Duchamp (« Aucune mise à nu ni les célibataires. »), Racine (« Mourir au bord où / tu la laisseras »), Breton (« une histoire d’amour fou »), Lacan (« un trou / Pour la combler », « bande / De Moebius »), etc. Il faut lire et relire ces quelques pages stimulantes autour de l’« objet du désir ».

 

Tout différents sont les extraits d’un livre de Susan Howe (née en 1937) traduits par Martin Richet, dont quelques titres ont été traduits en français. Pas de relation apparente dans ces proses en strophes inégales, ni même parfois, dans une strophe entre les noms qu’on y lit : dans la seconde, après mention du voyage de Gulliver vient le nom d’un juge nommé en 1882 à la Cour Suprême des États-Unis ; cependant on retrouvera Oliver Wendell Holmes Jr et un des écrits à la fin de ces extraits. Dans la strophe suivante, allusion est faite à l’histoire de Tom Pouce, « mon lit était une botte » — un sabot dans le conte de Grimm. Les références littéraires sont justement un lien fort dans le poème ; la quatrième strophe évoque « Keats découvrant Homère », ce qui renvoie à sa lecture en 1816 de la traduction de Chapman qu’il rappellera dans un poème, "On First Looking into Chapman’s Homer". On relèvera de nombreuses allusions, parfois difficiles à éclaircir — « Puck » est-il un personnage de Shakespeare ou appartient-il au folklore celte auquel il est fait allusion ailleurs ?

Double référence possible, mais la duplication est sans doute un des moteurs de ces extraits ; on en lit en plusieurs exemples, « Écho écho je vous aime. Respirez respirez », « Passe passe », « Hirondelle hirondelle », « Foi foi », à quoi il faut ajouter la mention des homophones, les sens de « couver », les « fausses apparences », le double rôle d’un mot (« nom et prédicat »), la suite « Jean Jean » après un renvoi à l’évangile de Jean, 19 (19, 23, à propos de la tunique du Christ, qui sera partagée). Ajoutons encore le nom de l’auteur de Gulliver associé à son amie de cœur, Stella dans ses écrits, « Doyen Swift et Esther Johnson ». On peut construire autrement l’organisation de ces pages, il est vrai que « Toujours un lecteur avance par de petits et grands sautillements ».

 

Le court poème de Claude Royet-Journoud est une autre forme complexe du jeu du double, d’abord par son titre « La transcription infidèle », affirmant le jeu tout en en marquant les limites. Cet aspect est répété dans le cours du poème avec « inversion de l’image entre les jambes » ou « elle surgissait du miroir » et s’efface dans le dernier vers isolé « tu n’as besoin ici d’aucun visage ».

 

On relit l’ensemble des contributions, sans trop alors le souci de retrouver une unité mais plutôt avec le plaisir de la diversité des textes et la curiosité d’aller vers les différentes auteures — Claude Royet-Journoud étant, lui, reconnu dans chaque livraison de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G.

 

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