L’île rebelle. Anthologie de poésie britannique ... par Mathieu Jung
Connaît-on, en France, la poésie britannique moderne ? Quelque chose, bien sûr, se cristallise autour de Gerard Manley Hopkins, presque exact contemporain de Mallarmé, poète exigeant qui ouvre la célèbre anthologie The Faber Book of Modern Verse dans l’édition de 1965. D’autres grands noms occupent l’espace britannique : T.S. Eliot, Ezra Pound (encore que ces deux-là soient Américains de naissance…), mais aussi Philip Larkin, l’incroyable barde gallois Dylan Thomas, Sylvia Plath (Américaine elle aussi, mais Anglaise d’adoption), ou encore le poète Lauréat Ted Hughes. Peut-être pousse-t-on même la curiosité jusqu’à Basil Bunting. Ces poètes sont enseignés et lus en France. On les a traduits dans notre langue. Et au-delà du second vingtième siècle ?
Au-delà, c’est un territoire inconnu et pourtant foisonnant. La poésie d’outre-Manche se porte en effet bien, comme en témoigne L’île rebelle, anthologie de poésie britannique « au tournant » du XXIe siècle regroupant une cinquantaine de poètes. La plus jeune d’entre eux, Fiona Sampson, est née en 1968, l’aîné, l’Écossais Edwin Morgan, ayant vu le jour en 1920. Notre siècle n’est pas encore entamé d’un quart et cette anthologie de la poésie contemporaine britannique plonge ses racines assez lointainement dans le siècle dernier.
Dans sa préface, Jacques Darras ne manque pas de situer la poésie britannique, de la placer dans son ancrage traditionnel en mentionnant les grandes influences non nécessairement britanniques, ces voisinages essentiels que sont Eliot, Pound et ses « manières de cow-boy de l’Idaho », mais aussi les Irlandais Yeats et Seamus Heaney. Tout cela nous est plutôt connu.
Or, qu’en est-il lorsque l’on resserre plus soigneusement l’espace géographique « au sens politique strict de l’expression », à savoir, l’Angleterre, l’Écosse et le Pays de Galles ? et qu’on le réduit aux années 2000 ?
Pertinence, donc, de ce fort volume de 550 pages. Cela représente une cinquantaine de poètes et quelque 350 poèmes en tout, selon un choix établi par Martine De Clercq qui en a traduit l’essentiel, en laissant tout de même à Jacques Darras le soin de traduire le long et exigeant « Aristeas » de J.H. Prynne. Cette anthologie regroupe des poèmes quelquefois plus légers, comme le « Bloody Men » de Wendy Cope, dont voici le premier quatrain :
Bloody men are like bloody buses —
You wait for about a year
And as soon as one approaches your stop
Two or three others appear.
Ces foutus hommes sont comme les foutus bus —
On attend parfois près d’une année
Et dès que l’un s’approche de votre arrêt
On en voit deux ou trois autres se pointer.
Selima Hill offre quant à elle le désir assez surprenant de devenir une vache :
I want to be a cow
and not my mother’s daughter.
I want to be a cow
and not in love with you.
I want to feel free and calm.
Je veux être une vache
pas la fille de ma mère.
Je veux être une vache
pas amoureuse de toi.
Je veux me sentir libre d’être calme.
Mais, quelques pages plus loin, on peut lire une méditation sur la mélancolie, dans les pas de Robert Burton, par Peter Reading, poète par ailleurs reconnu pour son long poème -273.15, qui veut témoigner du changement climatique.
Soigneusement établies par Martine De Clercq, les notices qui accompagnent chaque poète sont instructives. On découvre ainsi la poétesse Pascale Petit qui explique : « Je n’ai pas de racines britanniques, ni aucune racine forte, je suis marginale. » Ce propos relativise ou remet en perspective l’ancrage des poètes sur cette « île rebelle ». Nul n’est une île, ou plutôt : nul ne se réduit à ce seul territoire. Cette anthologie jette les jalons d’un espace potentiellement infini, métissé, pluriel. Ainsi, issue du Pays de Galles, la voix de pluie propre à Gillian Clarke :
That drop on the tongue
was the first word in the world
head back, eyes closed, mouth open
to drink the rain
wysg, uisc, dwr, hudra, aqua, agua, eau, wasser
Cette goutte sur la langue
Fut le premier mot du monde
Tête renversée, yeux clos, bouche ouverte
Pour boire la pluie
wysg, uisc, dwr, hudra, aqua, agua, eau, wasser
You imagine me writing in the falling rain,
rain on the roof, writing in whispers
on the slates’ lectern,
rain spelling outeach syllable
like a child learning to read.
Imaginez-moi en train d’écrire sous une pluie battante,
tombant sur le toit, inscrivant ses crépitements
sur le lutrin des ardoises,
épelant chaque syllabe
comme un enfant qui apprend à lire.
Et nous voici précisément enfants, apprenant à lire la poésie anglaise de maintenant. On peut donc découvrir ou redécouvrir la poésie de Derek Walcott, de Ruth Padel, de Sean O’Brien, de tant d’autres, dans une édition bilingue. Nantie d’un solide dossier bibliographique, Lîle rebelle est une idéale initiation à ce domaine si proche et pourtant si méconnu de nous.