Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier (Pléiade) par Mathieu Jung
« une auberge bleue où je me suis assis sale et fatigué »
il destino che l’Angelo della Vita Oscura
vi annunciò, senza nascondervi niente ?
(Pasolini)
La Bibliothèque de la Pléiade accorde au Grand Meaulnes un volume de l’épaisseur des albums annuellement édités dans cette collection. L’ouvrage comporte, en plus du roman, quelques esquisses ainsi qu’un important choix de lettres. On ne trouvera pas les poèmes de Miracles, ni les articles d’Alain-Fournier consacrés aux auteurs de son temps dans L’Intransigeant. L’accent porte ici sur l’unique roman.
Alain-Fournier fait partie du club des écrivains d’un seul roman. Non comme Proust, dont le roman a consumé toute la vie ; celle d’Alain-Fournier s’est arrêtée trop tôt, en 1914, sur les Hauts de Meuse. Un seul roman, et quel roman. Jean Gaulmier en soulignait à juste titre le réalisme poétique. Kerouac glissa quant à lui Le Grand Meaulnes dans le balluchon de Sal Paradise. Augustin Meaulnes exerce au reste la même fascination sur le narrateur du Grand Meaulnes que Dean Moriarty (Neal Cassady) dans Sur la route.
Une malédiction tenace et fort réductrice a fait du Grand Meaulnes un classique du roman d’adolescence. Si bien qu’on hésite à relire Le Grand Meaulnes. On répugne à y retourner, de peur d’abîmer la magie. Il conviendrait de garder la nostalgie intacte. Comme il est écrit au début du roman : « Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais. » Ce d’autant qu’on voit en Le Grand Meaulnes, souvent, quelque chose de naïf. Un roman inégal aussi, dont la première partie est prometteuse, et le reste, décevant. Mais encore.
Ce Grand Meaulnes en Pléiade invite à une relecture plus profonde de l’œuvre. Beaucoup de notes démêlent les biographèmes qui nourrissent Le Grand Meaulnes. Surtout, l’interlacs culturel sur quoi se fonde ce roman est généreusement mis en lumière. On nous apprend notamment qu’Alain-Fournier appréciait L’Idiot de Dostoïevski ou encore, qu’à l’automne 1910, il fut amené à donner des leçons de français à T. S. Eliot, lequel lui aurait parlé de Conrad et de Stevenson.
Le choix de lettres est particulièrement éclairant ; il nous renseigne sur le projet qui sous-tend au roman : « je voudrais exprimer le mystère du monde inconnu que je désire. Et comme ce monde est fait de vieux souvenirs, de vieilles impressions inconscientes, je voudrais exprimer le mystère de ces impressions particulières que le monde me laisse. Mais cette tâche est immense comme ma vie : je veux faire vivre ce monde à moi, le monde mystérieux de mon désir, ce paysage nouveau et lointain de mon cœur. » (15 décembre 1906). Voilà donc Le Grand Meaulnes : paysage de mystère et de désir.
Philippe Berthier, dans son élégante préface, nous mène au seuil de ce grand rêve. Le roman se bricole avec du désir, et Le Grand Meaulnes en particulier. Berthier le remarque avec beaucoup de justesse, Meaulnes, cet ange qui apporte « la bonne nouvelle du désir » est comparable au protagoniste de Théorème de Pasolini : « comme lui, Meaulnes est une âme ‘‘rapace’’, un vampire, un prédateur sans pitié, qui ne laissera derrière lui que des victimes, éperdument reconnaissantes d’avoir été visitées et détruites par le messager de la plénitude, c’est-à-dire de la mort. » Le beau livre d’Alain Buisine, Les Mauvaises pensées du Grand Meaulnes (1992), faisait déjà filer le roman selon des pistes cachées, en en révélant une profondeur existentielle insoupçonnée. Car, Alain-Fournier le remarque lui-même, et bien malgré lui, Le Grand Meaulnes n’est pas le livre que l’on pense : « Ce n’est pas, comme je l’avais cru et comme vous le croyez, le livre de la pureté, écrit pour les anges ; c’est une réponse inépuisable à toutes mes questions d’homme — c’est comme une auberge, dont parle Jammes, une auberge bleue où je me suis assis sale et fatigué. […] le grand Meaulnes est un grand ange cruel » (4 avril 1910).
Meaulnes tient dans l’énonciation de son mystère, et, dans une lettre à Rivière, Alain-Fournier a cette phrase belle et toute simple, qui résume Meaulnes : « Il est dans le monde comme quelqu’un qui va s’en aller. » (4 avril 1910). Le spectre de Rimbaud n’est pas loin. Rivière l’écrit à son ami : « Il faudra que dans ton livre on ait souvent la tentation de t’en vouloir un peu, il faudra même qu’on t’en veuille. C’est là le trouble que tu dois donner. Rimbaud donne celui de se sentir brusquement ailleurs. Tu donneras celui de ne pas pouvoir comprendre comment au bout d’un moment de lecture on se trouve ailleurs. » (14 septembre 1909). Berthier prend également soin de replacer Alain-Fournier dans le sillage de Paul Claudel, pour qui l’auteur du Grand Meaulnes éprouvait une très forte admiration (« Dans Claudel il y a tout. » (22 août 1906)).
Parmi les documents reproduits en annexe figure l’étrange « Carnet de Rochefort » qui comprend les notes éparses prises par Alain-Fournier en 1913 après sa deuxième entrevue avec Yvonne de Quiévrecourt. Par la fulgurance passionnelle et cryptée de certaines remarques contenues dans ce carnet, et leur fragilité inchoative, on pense à Giacomo Joyce, journal que l’écrivain irlandais tenait à Trieste à la même époque. On assiste bien à l’épreuve du désir - une sorte de Vita Nova. Et l’on sait combien la passion pour Yvonne anime le roman d’Alain-Fournier.
Dans une lettre à Rivière datée du 13 juin 1905, Alain-Fournier évoque Jules Laforgue : « Il est à la fois l’auteur et le personnage et le lecteur de son livre. » Cette remarque peut s’appliquer tout aussi bien à l’auteur de ce roman largement mésestimé qu’est Le Grand Meaulnes. À la manière d’un poème surréaliste, Le Grand Meaulnes est à la portée de tous les inconscients, non du premier imbécile venu.