Pierre Garrigues, Ode à Magon par Bertrand Degott

Les Parutions

12 déc.
2024

Pierre Garrigues, Ode à Magon par Bertrand Degott

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Pierre Garrigues, Ode à Magon

 

« Vis-à-vis de ce qu’on appelle assez vaguement poésie, le vers régulier ne possède aucun privilège sur les autres types de vers, écrivait Jacques Réda dans L’Adoption du système métrique (2004). Ce qui le recommande est le caractère anonyme et collectif de sa lente élaboration. Il participe ainsi du commerce humain dans ses pratiques les plus soutenues, qu’il s’agisse de transmettre un savoir, livrer une confidence, s’adonner à un jeu ou à une volupté. » Avec les 263 sonnets de son Ode à Magon, Pierre Garrigues ne prétend pas à autre chose qu’à entretenir le « commerce humain ». Sans céder à la confidence (son amoureuse n’est jamais nommée qu’au moyen de deux paires d’astérisques), sa poésie est autobiographique au sens où elle restitue, dans un ordre voulu chronologique, moins la vie d’un homme que son astreinte à des « exercices spirituels » (la pratique du sonnet en l’occurrence), moins l’abîme de ses doutes et les éclairs de sa pensée que les progrès de son savoir concernant l’agronome carthaginois Magon et la viniviticulture antique. Il s’agit bien de répondre à un projet didactique, donc, et partant prosaïque, mais sans renoncer aux voluptés du vers : « Ce sont d’ailleurs ces questions sur l’économie / de la prose et des vers que me posent la rime // et les sonnets de mon Ode à Magon » (181). En tant qu’elle est didactique, cependant, Garrigues la place sous le patronage de Lorand Gaspard, « qui vécut, travailla, écrivit très longtemps à Tunis, et qui est [s]on poète français contemporain préféré ». Dans une préface où il détaille ses intentions, parmi lesquelles payer « une sorte de dette envers la Tunisie », Garrigues nous expose également ce qui l’a conduit à faire des recherches sur ce Carthaginois, dont le traité d’agronomie, que les Romains épargnèrent en détruisant Carthage, ne nous est pourtant parvenu que sous la forme de « 66 extraits et paraphrases » (194), grâce à Collumelle ou Palladius notamment. Le problème est par conséquent — mais c’est aussi ce qui séduit l’amateur de sophismes — que Magon et ses satellites sont trop mal connus pour ne pas ouvrir la porte au rêve. Là où d’aucuns pâlissent aux noms de Balbec ou de Vancouver, Garrigues écrit : « Et moi je rêve en ma grande Ode / au trou noir de noms où se concentrent méthode, / observation, logique, au rythme des saisons » (261). D’ailleurs, l’ode n’est-elle pas avant tout un poème lyrique, idoine à la célébration ? À défaut de bien cerner l’agronome éponyme, on peut toujours louer le Magon (« le vin le plus populaire en Tunisie ») et chanter le plaisir de se griser dans la lumière : « Jamais je n’oublierai la lumière // de ce jour à Némée, buvant un résiné / rosé en mangeant du chevreau dans la première / taverne trouvée sur la route et destinée // au bonheur de boire en ce bel été grec… » (97). Il est pourtant rare que le sujet poétique, tout occupé qu’il est à nous transmettre la quinte essence de ses lectures ou de ses traductions, s’abandonne au chant comme il le fait dans ces quelques vers. Le plus souvent, il omet de marquer la césure, pour obtenir la rime laisse enjamber ses mots ou les répète — et en chahute d’autant la prosodie : « qu’on pardonne au rimeur pied-noir de mélanger / “e” ouvert et fermé » (273), demande-t-il si gracieusement qu’on l’excuserait presque d’avoir oublié l’aspiration de hanté (30)… Mais peut-être est-ce qu’un sonnet trop parfait sonnerait le glas du sonnet ? Ne doit-on pas maintenir ses errements d’autant plus qu’on se vit soi-même comme errant ? Conscient de l’aridité de sa matière et de l’âpreté de sa manière, le rimeur s’interroge : « Si l’on peut changer mauvaise odeur, mauvais goût / d’un vin grâce à ces trucs pour plaire à l’œnophile, / peut-on, en bricolant, donner plus de bagou // à un sonnet ? » (96). Lui-même ne sait pas de meilleur bagou que le galant badinage qu’il emprunte à Clément Marot (43, 224). Et, si bricoler consiste à s’adonner à des bricoles, celles-ci — « billevesées » (43), détails — deviennent l’apanage d’une poésie dont la vertu première est de nous rendre le réel :

 

Si Palladius conseille l’emploi du plâtre, il

y ajoute celui de la réglisse, de

la baie de myrte sauvage, du fenouil, de

la sarriette. Tous ingrédients dont le péril

 

m’est de donner la sensation d’être un stérile

sonnettiste oulipien (autant qu’un galvaudeux

chercheur en histoire et, pire, un cauchemardeux

œnophile aboli…) Ce n’est pas mon nombril

 

pourtant mais mon palais que je rime en hommage,

peut-être maladroit mais généreux, au mage

de l’agronomie dont l’on sait si peu, Magon ! (99)

 

Ainsi rejoint le poète des Regrets celui qui déclare s’astreindre, en versifiant Magon, « à l’impératif constant // de mettre en vers [s]a prose et en prose [s]es verres » (74). « Je mets / en vers ce qu’on verse en un verre » (164), dit-il encore, et : « De tâcheron // de la rime si l’on me note, je l’accepte / tout comme l’extension au sonnet du concept / de sonnet gromatique » (212). On se demande alors ce que vise le parallèle récurrent entre l’écriture poétique (dans la quadrature du sonnet) et la pratique des agrimensores, « arpenteurs gromatiques » (230) qui donnent à l’ouvrage son sous-titre. Que notre poème puisse se dire analogue à d’autres formes d’activité humaine, qu’est-ce que cela dit du réel, sinon que notre regard y mêle encore et toujours trop de nous-même ? Mais il se pourrait aussi que l’humanité fût le dénominateur commun de ces activités et que la poésie contribuât à la désaltérer, à la griser comme à la dégriser, à l’alimenter encore et encore… Si la poésie ne joue à se comparer que pour mieux s’effacer derrière ce que sans elle nous risquerions d’oublier chaque jour davantage, alors que vive la poésie ! Il arrive peu qu’une œuvre poétique atteigne un tel degré de maturité ni qu’elle se rende indiscutable avec autant de limpide évidence. Ce fut le cas pour Cliff en ses Matières fermées. C’est aussi le cas ici pour un auteur qui connaît parfaitement son instrument (ses atouts et ses trahisons) et sait ajuster au plus près sa position énonciative :

 

moi qui ne suis qu’humble humaniste

(pas historien mais helléniste et latiniste,

pas poète mais simple rimeur, pas tounsi

 

mais français wahrani d’origine espagnole,

pas fou ni sage mais soiffard de vin de gnôles)

j’encense le Carthaginois dont le récit

 

est à la mesure infinie de sa matière

finie (et vice versa…) (162)

 

Cette poésie est humaniste, en effet, en ceci que, nourrie par les humanités, elle en assure la tradition, comme en leur temps celles de Ronsard ou de Peletier du Mans. Mais, quoique savante, elle reste humble également car, étant près de l’humus, l’agronome et l’arpenteur sont au plus près de l’humanité. De là, cette nouvelle question : « peut-on retrouver dans l’agriculture / l’humanité originelle ou la structure // d’un monde encore innocent progressant vers le / “progrès” ? » (182). Mais, on a pu s’en rendre compte, une telle gravité n’exclut en aucune façon ni le jeu ni l’humour, omniprésents sous forme d’autodérision et de distance amusée :

 

« Ci-gît,

inscrira-t-on sur ma tombe, un rimeur, bon homme,

 

qui rendit tous honneurs à Magon l’agronome

aux risques de son foie et sa foi dans les normes

du sonnet ». (40)

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