Jean-Luc Caizergues, Bébé rose par Lambert Castellani
BLANC SALE
Jean-Luc Caizergues est un poète rare : son troisième livre, Bébé rose, scelle un triptyque entamé en 2004. Le texte, publié fin 2024, a eu le temps d’être affiné - Caizergues y fait court. De l’acharnement au dégraissage qu’on y devine, on pourrait craindre qu’il finisse par faire style, manière : on irait peut-être un peu vite.
C’est que l’ôteur fait simple. Pas simplet : simple. Avec toute la noblesse qu'on en attend : simple = évident. Comme on dit "avec lui, tout est simple". Simple comme qui a trouvé sa voix - c’est-à-dire qui en connaît les limites et sait ne pas la trop forcer.
Avec Caizergues, fini de jouer : pas de bons mots, pas de locutions latines en étai. Pas (ou presque) d’intertexte, de renforts érudits. Pas de farce. Pas d’effusion lyrique, pas plus que de mise à distance clinique objectiviste. Pas de formalisme compassé. Pas de bizarreries stylistiques ni de grandes irrégularités. Mais une sérieuse maîtrise de son art - une justesse enviable. Une connaissance poussée des travaux de ses illustres ancêtres et contemporains qui (c’est exceptionnel) aurait réussi à s’en affranchir.
Efficace, Caizergues, droit au but. Donc férocement anti-poétique. S’il adopte la forme épurée du poème atavique (au premier coup d'œil, aucun doute : on fait dans la poésie), c’est sans volonté métaphysique ni réel souci pour la belle musique. Sans vieil hermétisme. C’est le signe d’une obsession marquée pour le blanc.
Mais pas de poésie blanche, ici : tout est blanc sale. Blanc cassé. Ces formes courtes (1 titre - 3 strophes de 4 vers) font comic strips pop : 3 cases, et une chute inattendue qui crée le malaise rieur (ou pas). Le dispositif permet de rentabiliser le nombre de caractères. Il vise le condensat. C’est que les mots imprimés sont le noir qui salit la page blanche. Et l’un des quatre ensembles du livre – le seul en prose - est même flanqué de deux larges marges blanches qui en chaperonnent les débordements.
Cette partie en prose, justement, dont le titre est éponyme à celui du livre, est écrite sous la forme de conseils tordus aux parturientes et jeunes parents des bébés roses : “Vous êtes horrifiée par l’apparence de votre bébé à sa naissance [...]. Ne vous tourmentez pas, votre enfant sera peut-être beau et intelligent. Êtes-vous belle ? Son père est-il intelligent ? Dommage”. Plus loin : “Les parents craignent de laisser choir leur enfant sur le sol. Qu’ils se rassurent, ça rebondit”.
On rit.
Puis “vos seins ont perdu leur tonicité de belle Gauloise et des vergetures noircissent encore le tableau”. Pour soigner les coliques, “les médecins sont des escrocs. Adressez-vous plutôt à un marabout”. “Bébé aime construire une maison en cube pour l’anéantir du plat de la main, comme une civilisation”. “Bébé n’aime pas quand on l’habille. Il pleure quand on lui met un pantalon afghan”. “Bébé est envoûté par le son du tam-tam [...]. Il goûte aussi la musique de variété française des années soixante-dix, quand le taux de natalité n’avait pas encore amorcé sa chute vertigineuse”.
Et le rire se teinte de doute.
“Premier anniversaire de bébé : 1 an et toujours vivant dans cette petite maison de banlieue où le taux de criminalité ne cesse de grimper. Vous décorez sa chambre avec le drapeau de la France, le drapeau de l’Europe et celui Arc-en-ciel.”
Puis le doute n’est plus permis du tout. Le mot est là : réactionnaire.
“Vous sortez dans le jardin obscur, le vent s’est levé, on devine le croissant de lune accroché à la voûte céleste. Vous souriez. Je vous tranche la gorge”.
Ressassons : faire un texte politique est tout à l'opposé de fourrer de la politique dans un texte. Bébé rose est un texte hideusement politique. Ce bébé rose qu'on ne sait plus élever, dont les parents tergiversent, attendris (comme on dit d'une viande martelée), en manque de repères, ramollis par leur société en déclin, c'est le bébé blanc. En face : le bébé moins blanc serait mieux préparé pour le grand-remplacer sans mal. Ici, l'humour noir ne cherche pas la mise à distance du pathos : il incarne la trouille bleue pour tout ce qui n'est pas blanc. Colère rouge mais sourde. Caizergues, terrorisé par la guerre civilisationnelle qu’il s’invente (avec tant d’autres), agite le drapeau. Et c'est malheureusement cette obsession phobique à pointer les marqueurs de la chute de la plus grande civilisation de tous les temps (titre du premier pan de ce triptyque) qui fait de ce recueil un livre puissant. C'est-à-dire un livre qui offre un moment de lecture vraie. On aura autant ri que grincé et se sera aboli un temps le surmoi du lecteur-poète (cette analyse critique permanente - ou espionnage industriel guettant les avancées du voisin) qui finit par pourrir 90% des œuvres qui n’ont pas la force d’emmener au-delà.
Celles qui s'en affranchissent ? Les bonnes. Celles qui disent et qui font. Et qui font autre chose qu'essayer de dire.
Celles dont on ne se demande pas s'il fallait qu'elles existent - même quand on aurait préféré qu’elles n’aient pas à exister…