La voie du large, Michèle Finck (2) par Aurélie Foglia

Les Parutions

06 févr.
2024

La voie du large, Michèle Finck (2) par Aurélie Foglia

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La voie du large, Michèle Finck (2)

La voie du large, ou la musique du doute

 

 

La voie du large commence par un récit, qui donne à voir une femme enfermée dans son intérieur, recluse dans son écriture, devenue sa seule vie et le sens de sa vie, parce qu’elle renverse la condamnation par la maladie en une chance, grâce à la vocation. C’est dans cette visite inaugurale que le livre trouve son origine et son espace, choisissant quant à lui, tout au contraire, le « large », c’est-à-dire le déplacement des murs, l’élargissement des horizons et les lignes de fuite, suggérées par la belle échappée marine de Caroline François-Rubino en couverture. Ce poème de Michèle Finck, sans cesse repris, essayé, modulé, s’ouvre alors à une méditation sur le doute, qui s’amplifie et se répercute de page en page, gagnant, rongeant, opérant son travail de sape et d’espacement, selon une logique d’empêchement et d’insistance patiente.

Au fond, on peut se demander si Michèle Finck ne rejouerait pas ici le cogito cartésien et sa scène fondatrice, mais elle le rejouerait avec les moyens du poème, dans son optique, et surtout son écoute propre. On se souvient du Discours de la méthode, et de ce philosophe qui trouve refuge dans un poêle, c’est-à-dire un lieu intime et clos comme un crâne. C’est l’hypothèse d’un malin génie qui suscite chez lui le doute hyperbolique : si les apparences me trompent, si rien n’est réel, que reste-t-il de certain ? Sur quoi refonder le moi, le monde et Dieu même ? Et le penseur de trouver appui et certitude à la fin sur l’aperception de soi. Ici, ce grand poème se trouve hanté par le doute, qui le creuse et l’évide en son centre, mais qui lui donne dans le même temps son rythme et sa quête à tâtons. « Poème : l’autre nom du doute ? » Rien d’acquis, rien de sûr ni de stable, rien de systématique, tout file et s’écoule entre les doigts. Car le doute s’insinue partout, comprend tout dans sa corrosion et son ironie ; mieux, loin d’en être seulement le sujet ou le thème, il devient constitutif du poème, transformant ses mots en sables mouvants. La terre, les arbres, le ciel, on répond comme le père à l’enfant, qu’on ne sait pas pourquoi ils sont. Dieu serait le seul garant de leur existence, mais existe-t-il lui-même ?

Tout poème, dans ce livre, « donne sa langue / au doute ». Il en prend et soupèse le risque, sans évacuer celui de l’échec. On retrouve en filigrane les réflexions de Frenhofer dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac, ce peintre fou qui cherche à rendre la vie. Il pousse ce cri désespéré : « Oh ! nature ! nature ! qui jamais t'a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l'ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre ! » En ce point crucial l’œuvre tremble, et le poème titube. C’est pourquoi il n’y aura jamais trop de travail ; jamais l’œuvre ne semblera parfaite ni achevée. L’écrivaine claustrée du commencement prend l’aura et le rôle de quelque sybille quand elle répète tout bas : « je cherche l’âpre ébauche ». L’homme n’est-il pas voué à l’inachèvement ? De fait, la modalité interrogative contamine un très grand nombre de vers, et retourne ses questions vers la lectrice et le lecteur, incitant à accomplir soi-même cette remise en question du monde et de ses conditions de possibilité. « Esquisser toujours des poèmes-questions », écrit Michèle Finck en commentant les Lettres à un jeune poète de Rilke. C’est chez Rilke qu’elle trouve aussi une sorte de confirmation à ce discours de la méthode qu’elle esquisse depuis le début à travers le prisme de la poésie : « Votre doute doit se transformer en instrument / de connaissance. »

Si instrument il y a, dans la poétique de Michèle Finck, il ne peut être qu’instrument de musique. En effet, cette dernière joue un rôle essentiel dans La voie du large (et plus largement dans toute son œuvre), qui demande à être lue aussi comme un récit de vocation. La poète remonte aux origines de moi, aux jeunes années, hantées par les grands-parents et le père, silhouettes-phares revenant des livres antérieurs. « Tu m’écris dans l’oreille » serait la formule de ce chuchotement d’un livre, d’un pianiste ou d’un ancêtre. Mais la musique, devenue « leçon de ténèbres », accompagne aussi le drame récent du covid et du confinement, parce qu’elle permet à distance une « communion mystérieuse » avec les vivants et les morts. Instrument des métamorphoses, elle a le pouvoir de nier la mort en devenant « le seul maître / pour naître ». Le poème intitulé « Sous la dictée de la musique » insiste sur cette naissance à la poésie, qui consiste à écrire non pas sur des morceaux de musique, mais « sous sa dictée », laquelle remplace le vieux mythe de l’inspiration, sa visitation surnaturelle, par l’intermédialité : c’est demeurer dans l’ouvert de la création, en rappelant les facultés séminales des arts entre eux.

Ces deux thèmes, au sens de thèmes musicaux, du doute et de la musique, se retrouvent tressés ensemble dans la dernière partie, « Cantillation du doute et de la grâce ». Michèle Finck y développe un art du contrepoint qui l’amène à distinguer typographiquement ce qui se joue de part et d’autre de chaque page, dans une sorte de dialogue dont l’une des voix figure en italique. « Notre seul accomplissement ? Ébauche ». L’ébauche, cette « haleine du divin », y revient dans des répons qui dilatent infiniment toute forme et toute définition. Le nom même de Dieu se perd en un « Peut-être » majuscule. On ne saurait parler de religion ni de culte, qui s’accompliraient dans le poème, mais d’un mouvement recueilli, comme d’une nouvelle façon de prier, quand « Peut-être » s’immisce et trouve son rayonnement éphémère « Entre / Le vide /    Et rien. » Une palpitation possible vient battre là, sans aucune assurance, dans une forme de négativité inverse qui devient présence la plus dense, absolu laissé en blanc.

       

Le poème se connaît et s’éprouve lui-même, avec humilité, comme une quête qui ne mène peut-être nulle part, mais qui vaut par son mouvement même : « Aller / Sans sécurité / Vers / le / Peu certain ». On croirait entendre un écho contemporain du Hugo des Voix intérieures, par exemple dans « Pensar, dudar », parmi de nombreux exemples de cette constante inquiétude métaphysique qui l’anime : « Il pense, il rêve, il doute… - ô ténèbres humaines ! / Sombre loi ! Tout est donc brumeux et vacillant ! ». Bien plus, ce poème esquisse à la fin un pèlerinage à la fois physique et spirituel dont le doute devient le double humain et le viatique : « Enfants ! résignons-nous et suivons notre route. / Tout corps traîne son ombre, et tout esprit son doute. »  C’est bien une voie que frayait déjà Hugo, et Michèle Finck invite à son tour chacune et chacun à s’aventurer avec elle sur cette route presque invisible, qui s’invente à mesure. Selon la mystique du poème qui émane de La voie du large, le « peut-être » de l’ébauche et du doute « Ouvre / Le large », grâce à ce vers court, fulgurant sur la page, capable d’inscrire pas à pas les traces légères d’une grâce qui a passé là. La brièveté même prend le parti de l’éphémère et esquisse un anti-manuel récusant en acte toute didactique pour laisser l’espace libre, permettre au regard de circuler, de s’aérer et de revenir sur lui-même. Ce livre est trop large pour être refermé : écoutez son autrice y ausculter la pulsation du peut-être.

 

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