Michel Collot, "André Du Bouchet, une écriture en marche." par Tristan Hordé
Michel Collot, poète et critique littéraire attentif de la poésie contemporaine et des représentations du paysage, a rencontré l’œuvre d’André du Bouchet (désormais AdB) au lycée, en est devenu non seulement un lecteur admiratif mais aussi un éditeur : après des rencontres avec lecture du poète à l’École Normale supérieure, en 1983, une relation amicale s’est construite et il a édité une partie des carnets d’AdB, Carnets 1952-1956 (Plon, 1989) puis, plus tard, Ici en deux (Poésie/Gallimard, 2011). Pour ce dernier livre, « la mise en page des textes d’AdB contribue de façon décisive à leur donner forme et sens : qu’il s’agisse de vers ou de prose, ils mettent en œuvre une poétique de l’espace ». C’est cette poétique, y compris à partir de la notion de "langue peinture", qu’étudie Michel Collot en examinant la relation entre les carnets et les poèmes. Auparavant, il rappelle quelques moments importants de la vie d’AdB.
André du Bouchet (1924-2001) est parti aux États-Unis quand les lois de Pétain contre les Juifs interdisent à sa mère d’exercer sa profession de médecin. Il y a achevé ses études et s’est nourri de tableaux dans les musées. Revenu en France en 1948, il a d’abord été rédacteur dans la revue en anglais Transition forty-eight (transition avait paru à partir de 1927, fondée par Maria MacDonald et Eugène Jolas), avant d’être bibliothécaire au CNRS. Son premier livre, Air, paraît en 1951, en même temps que sa première traduction (Faulkner) ; il a traduit ensuite Shakespeare (La Tempête, 1983), mais aussi des poèmes de Celan (1984) et le Voyage en Arménie de Mandelstam (1983), sans maîtriser l’allemand et le russe : l’opacité des mots d’une autre langue et leur sens étaient analogues pour AdB à celle des choses ; même si l’écart entre la traduction et l’écriture subsistait, il s’agissait chaque fois, note Collot, de « rendre sensible l’intraduisible altérité du monde ». Les activités d’AdB lui ont permis de rencontrer de nombreux poètes, dont Reverdy, Char, Dupin, Bonnefoy, Celan et, ce qui a influencé de manière décisive son écriture, de nombreux peintres (Bram van Velde, Geneviève Asse, Nicolas de Staël, etc.), dont certains ont accompagné ses livres — par exemple, Tal Coat en 1956, Giacometti en 1965. Ses réflexions autour de la peinture l’ont conduit à vouloir construire une "langue peinture".
Rendre compte d’une étroite relation entre peinture et écriture a été facilité à AdB par l’usage de ses carnets. La saisie de ce qui était vu, « écriture de l’immédiat », s’effectuait au cours des marches ; alors le dedans était abandonné et seul s’imposait le rythme du dehors. Noter l’instant, le fugitif avec quelques mots, c’était réduire le plus qu’il était possible l’écart entre le langage et la matière et, au plus près, fixer « un certain étonnement devant le monde ». Ces carnets accumulés sont ensuite devenus un réservoir pour écrire, point de départ pour tenter d’inventer une « sorte d’équivalent verbal du geste » du peintre. Il s’agissait de supprimer tout ce qui renvoyait aux circonstances de la prises de notes, de privilégier l’infinitif, les phrases nominales, de choisir l’ellipse, la juxtaposition plutôt que l’articulation syntaxique, et les blancs introduits dans la page, plus qu’un substitut de ponctuation, mettaient des mots en relief et construisaient un rythme. Le découpage de fragments des carnets, leur assemblage nouveau rendaient évident le fait que l’écriture s’apparentait à « un parcours dans l’espace » — parcours différent de celui des carnets puisqu’il était organisé sur la page, alors que les mots notés en tous sens sur le motif ne formaient pas un ensemble pensé.
Dans cette « poétique de la sensation » très construite, AdB cherche à restituer une « sorte d’équivalent verbal du geste » du peintre. Un lien apparaît entre la manière de regarder une œuvre d’art et l’écriture ; ainsi, analyse Michel Collot à propos de ce qu’écrit du peintre le poète, « l’infigurable qui est en jeu dans l’œuvre de Giacometti défigure la langue, qui doit être refigurée ou autrement configurée pour tenter de le dire ». Ce que cherchait à restituer AdB, avec d’autres moyens que le peintre, c’était cette totalité indistincte qu’était pour lui le monde. Le paysage, alors, n’est plus le spectacle devant soi mais un milieu dans lequel le corps est immergé ; chaque sujet est partie du monde, vécu comme compact. Michel Collet reprend l’analyse par le poète du tableau de Poussin, Paysage avec Orion aveugle, et écrit : « Orion se confond avec l’horizon (...). La distinction entre le proche et le lointain, entre le ciel et la terre s’efface au profit d’une profondeur abyssale. » Dans l’expérience quotidienne, l’invisible est toujours présent puisque le sujet ne voit pas ce qui est derrière lui, hors du regard, donc des mots. Comment rendre compte de cette dimension inaccessible, de cette expérience des limites ?
Michel Collot, dans sa présentation précise, restitue à l’œuvre de du Bouchet sa profondeur et son exigence ; on lira un complément passionnant qui suit l’étude générale et s’attarde sur trois aspects du parcours du poète, Dans la chaleur vacante (1959), Laisses (1975) et Rapides (1980). L’ensemble est abondamment illustré de pages des Carnets, de dactylogrammes et d’épreuves corrigés, de manuscrits, de couvertures et de tableaux. Des notes abondantes et souvent savantes incitent, une fois la lecture du livre achevée, à retrouver André du Bouchet, ce que facilite la bibliographie jointe.