Observez les logaèdres de Valère Novarina par Jean-Paul Gavard-Perret
Où ne finit jamais le désert
Les logaèdres sont les mots limites qui font des êtres des « animaux humains » dont les pensées résonnent sans raisonner. On peut dire qu’elles déchantent en chantant et rendent tout sens indescriptible et préhensible. D’où leur caractère des plus roturiers mais aussi sacrés. C’est presque rassurant et procure à Novarina de la joie. Du moins l’une d’entre elles. Celles qui n’est pas là mais qui ne devrait pas tarder.
L’auteur rappelle que si nous ne saisissons le monde qu’en paroles nous ne saisissons rien puisqu’elles ne sont pas de sens. Et avec « Observez les Logaèdres ! » les choses sont dites… Du moins certaines. Tout mot donne à l’être l’illusion d’être humain et ce, quel que soit le genre qu’il choisisse pour les commettre : fiction, pensée, théorie, réflexion c’est idem. L’écriture ne pense pas. Au mieux elle salit le monde bien plus que de le saisir. Elle nous laisse tels quels. Ce qui n’est pas forcément réjouissant dans le grand carnaval humain, sa farce grotesque. Même s’il y a pire. Dans « Je suis » Novarina l’écrivait déjà « les mots sont la prison des corps. Vous êtes un corps sans contenu. Votre pensée n’est que la prison des mots ». C’est dire ce qui nous reste en tant que pauvre hère.
Mais les mots sont aussi dans l’espace - qui n’a rien de mental. Juste celui de la page ou de la scène : ils s’y échangent autant que faire se peut tant les plus quotidiens d’entre eux demeurent étranges. Naguère Novarina les séparait en deux groupes. Ceux de scène et ceux de la « rumination théorique ». Il ne prend plus cette peine puisque dans les deux cas ils ne répondent jamais aux deux questions essentielles de ce qu’il définit comme « l’adamique interrogation » : « D’où vient qu’on parle ? que la viande s’exprime ?.
Reste dans la tête le trou qui résonne et dans l’espace des mots pour le sourd. Mais cela n’empêche pas les discours de se poursuivre. Pour la plupart des « parleurs » la logique est politique, idéologique, rentière : dans tous les cas il s’agit de leur gagne-pain quel que soit le type de baguettes et de miches. Mais pour Novarina la stratégie est différente : il s’agit de tenir un autre discours où le logos semble absent. Les logaèdres sont donc les mots « non-alphabétisés, non domestiqués, instables, volants, « oiseaux mathématiques,de la famille du gypaète et proche du logarithme ». Ils font tout sauf donner du sens et ne revendique qu’une musique certes un rien mystique (puisqu’elle échappe à la rationalité crasse) mais qui contrairement à cet art, fait de la littérature – suprême paradoxe - le moins abstrait des arts.
Les mots ne donnent donc rien sinon peut-être un bruit, l’éclat d’une couleur pas visible et que les termes de « bleu » ou « rouge » de la langue classique ne montrent jamais. Novarina renvoie donc les linguistes et les Meschonnic persuadés que les mots traversent la mort à leurs illusions et leur glose. L’état vivant de la langue est pour le dramaturge d’un autre air que celui que même l’opéra bouffe. Ils ne sont pas des pierres et n’ont pas d’être. Ils entrent, ils sortent sur leurs petits pédoncules, traversent la tête mais vivent à l’extérieur de nous comme d’eux-mêmes. L’essentiel est de savoir ce que l’auteur rappelle : d’eux il ne faut pas attendre une réponse où du réel réponde. Et Novarina - reprenant la perspective chère au Bataille des bons jours - montre que s’ils « ouvrent » nul n’a pu encore dire quoi. Á bon entendeur, Salut.