un bout du pré de Caroline Sagot Duvauroux par Anne Malaprade
Caroline Sagot Duvauroux jardine, se promène, cueille, recueille et accueille : elle parcourt un paysage fait de livres, de peintures, de pensées et d’animaux minuscules ou de félins somptueux. Elle prélève les noms et les textes, les nourrit de son écoute attentive et bienveillante, écrivant des notes qui, tel un lierre libre et généreux, accompagnent, entourent, cadrent et décadrent des œuvres elles-mêmes en devenir. Le regard, ici, est une main : il tend, serre, caresse, souligne et soigne, et fait surgir, ou ressurgir, des couleurs, des émotions et des formes. Et c’est bien un « monde de lire » qui se déploie page après page, dont chacune constitue un petit terrain qui cultive l’amour des mots et la contemplation d’un sens, lui-même entendu comme sève et jaillissement.
Le lecteur, lui, contemple autant qu’il les lit ces textes-jardins, ouvriers en ce qu’ils œuvrent à l’amitié d’une pensée, à la collecte d’une émotion travaillée, au jeu des mots qui bousculent la syntaxe : les plus érudits comme les plus fréquents, les plus évidents comme les plus sauvages surprennent nos grammaires intériorisées. Communauté des jardiniers et des plantes, des matières et des végétaux : avec peu d’outils, sur un espace déterminé, Caroline Sagot Duvauroux « toujours la vie invente », ainsi que le dit si bien le titre de l’ouvrage de Gilles Clément qu’elle cite en exergue de son livre. Il suffit d’un bout de pré, de l’humilité d’une parcelle, d’un terrain vague ou abandonné qu’aucune machine agricole ne peut exploiter, pour que surgissent des inventions vivantes que la promeneuse organise en chapitres et sous-chapitres, soit en collections qui ordonnent une collecte ouverte. « Chemin faisant », « A tout seigneur tout honneur », « Vue sur le pré », « Un plessis », « Le terreau », « L’épandage » et bien d’autres titres proposent, ensuite, les entrées suivantes : « Une île », « Le regain », « L’étang farceur », « Une orée », « Fleurs pressées »… Le lecteur peut choisir, alors, de s’arrêter sur tel ou tel motif, le temps d’une sieste, d’un somme, d’un rêve ou d’un casse-croute. Et la teneur de son plaisir sera celle de la langue de Caroline Sagot Duvauroux, toujours surprenante, décalante plutôt que décalée, dévorante et prolifique, celle du désir qu’elle fait naître de lire ou relire Emily Dickinson, Agnès Rouzier, Leslie Kaplan, Maël Guesdon, Malcom Lowry ou encore Bernard Noël, de contempler les toiles de Matisse, de prélever de nouveau, grâce à Daniel Arasse, ce détail qui bouleversera notre concentration silencieuse. Langue hardie et audacieuse : en témoigne par exemple ce très beau texte consacré à Patrice Loraux, promenade qui cette fois réfléchit au gd je et au petit je en venant à s’écrire j’. Une allure, un rythme, une tension subjective, un vertige dynamitent les frontières de l’identité, la propriété intellectuelle des bibliothèques, la récolte des saveurs.
Et je suis, enfin, très heureuse que certains noms apparaissent dans ce pré, que la récente anthologie (un domaine ?) Flammarion proposée par Isabelle Garron et Yves Di Manno a malheureusement oubliés : entre autres Ludovic Degroote ou Patrick Wateau, dont les textes creusent et accomplissent notre paysage intérieur.