Gérard Haller, Nous qui nous apparaissons par Anne Malaprade

Les Parutions

06 mai
2024

Gérard Haller, Nous qui nous apparaissons par Anne Malaprade

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Gérard Haller, Nous qui nous apparaissons

 

            Nous qui nous apparaissons, titre du dernier livre de Gérard Haller et titre de son poème initial, est précédé d’une citation de Paul Celan, « Vers nous et devant nous et vers nous », extraite de Renverse du souffle. De ce nous qui fait l’humanité de l’homme, il va être beaucoup question dans les trois poèmes que réunit ce recueil.

            Construction étrange que celle d’un verbe apparaître qui se réfléchit avec cet emploi dans lui-même et dans l’autre. L’apparition n’est plus divine ni transcendante, elle se joue désormais entre l’homme et l’homme, le parent et l’enfant, les amants, les amis, les ennemis, mais aussi la victime et le tueur. Pour apparaître à l’autre, il faut la rencontre de deux visages, de deux regards ; il faut aussi un souffle, une respiration, un air qui circule entre deux corps, entre deux bouches, entre deux langues. On apparaît ainsi à l’autre et à soi-même dans la réflexion, la méditation, la contemplation, par l’entremise d’un miroir qui nous détermine comme sujet toujours responsable. La parole du poète est en effet celle qui répond d’une rencontre, d’une coïncidence, d’un transfert et d’un prolongement d’humanité entre l’un et l’autre.

              Deux des trois poèmes s’ouvrent par une adresse : « chers amis chers proches et pas » pour le premier, « chers amis chers autres de moi vivants re-/spirant avec moi sur la terre et chers/morts déjà sans personne à la fin » pour le second. Deux des trois poèmes renvoient à des événements de « pure in/humanité ». « luft/menschen » revient sur les circonstances tragiques de la mort de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis, et notamment sur les derniers mots qu’il a prononcés (« I can’t breath »). « inselhin » évoque le naufrage de l’Adriana dans la nuit du 13 au 14 juin 2023 sur la mer ionienne, ce navire de pêche transportant clandestinement plus de sept cents migrants. Cinq cents personnes ont été portées disparues, plus de quatre-vingts cadavres ont été retrouvés.

             Les trois poèmes constituent une méditation sur la responsabilité des vivants et des survivants : qu’est-ce qu’accueillir l’autre, l’étranger, le différent et le semblable, qu’est-ce que le recevoir, l’accompagner, le protéger ? Gérard Haller interroge ainsi le rapport de l’individu et de la communauté et la possibilité du tenir ensemble « de cœur en cœur ». Tout être humain appartient de fait à l’espèce humaine, qui est une, incassable et indémontable. Et pourtant, les hommes s’entêtent à refouler, repousser, rejeter, mépriser, objectiver leurs frères humains comme en témoignent l’indifférence continue des puissants pour les fragiles, mais aussi les meurtres et les génocides. Quelle vie et quel mourir devons-nous alors penser et réinventer ? Quelle langue, quel poème pouvons-nous investir pour faire disparaître la mort dans les mots et permettre que la vie réapparaisse dans la parole ?
             À partir du « rien », du « noir », de la « solitude », des « trains fours fosses », du « mourir » et des assassinats qui ne cessent de se reproduire — autres noms du désastre —, ensemble, collectivement, mais aussi dans la rencontre toujours singulière de l’autre, les hommes peuvent imaginer avec « chaque un », dans toute naissance, lors de chaque nouvelle apparition de la vie, « quelque chose » qui ne nie pas l’horreur ni ne la sublime. « Quelque chose » qui dessine un lien, un rapport, un pont entre l’un et l’autre, entre deux présences, et qui comble une béance, ce « trou à cris » qui hante notre imaginaire. Ce peut être l’amour, l’amitié, le compagnonnage, l’entraide, l’écoute, l’attente et l’attention… autant d’élans et de gestes qui incarnent ce que murmurait « l’ami j.-l » : « ne pas être seul cela seul/est divin ». Ecrire un poème, c’est alors tenter de faire, autrement, commun et communauté. C’est démultiplier l’un et l’unique, et laisser résonner en lui toute l’humanité passée, présente et future. Puisque « un=un=un etc. », parce que le fini contient l’infini, l’égalité et la solidarité, il devient nécessaire d’explorer toutes les consonnes et toutes les voyelles de toutes les langues.

             La langue de Gérard Haller, en tout cas, n’abandonne pas cette quête de l’illimité qui se déploie ici dans les limites circonscrites du poème. Entêtée, résolue, cassée et néanmoins vaillante, elle avance, vers après vers, pour s’approcher de ce qui a lieu au cœur des mots, au cœur des corps, au cœur du souffle : je est un autre tout autant que l’autre est constitué de moi. Cette langue marque des temps, des pauses, creuse des silences. Elle écarte les mots, y soulève des blancs et des vides. Elle ralentit la fuite et interdit la précipitation. Elle zoome sur les signes, telle une caméra, et parvient d’une certaine manière à filmer l’invisible : ce que Lacan nommait le réel qui, parfois, se loge au sein de ce que le vocable ne parvient pas à saisir.

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