Se confier à l'île d'Emmanuel Fournier et Françoise Péron par Anne Malaprade
Ni tout à fait dialogue ni tout à fait correspondance, ce livre croise et déplie deux regards et deux voix contrapuntiques fascinées par l’île d’Ouessant : l’une est féminine et géographe, l’autre est masculine et philosophe. Evoquer Ouessant, ce n’est pas uniquement la cartographier, l’arpenter, la distinguer, fréquenter ses lieux-dits (Pointe de Penn ar Men Du, Le Stiff, Penn Aelan, Porz Doun, Plage de Corz, Pern…), y séjourner ou y vivre, lui trouver des vertus réflexives et pensives. C’est aussi la dessiner, la décrire, la raconter, la réinventer à partir d’expériences, de sensations, de souvenirs et d’échos multiples.
Se confier à l’île, c’est donc entamer un duo, un double récitatif musical et pictural (encres de Chine, crayons), thématique et discursif. Duo se déclinant au gré de fragments divers (« Par morceaux », « L’île, une démarche à entreprendre et non un objet à observer et à mesurer », « Le moment fondateur », « Nous ne cherchions rien, l’île nous a tout donné », « L’enquête », « Le livre », « Une méthode », « Qu’est-ce qu’une île ? », « Paysages », « Dedans », « Connivence », « Mythes », « Idée d’îles », « Un haut lieu ») faisant office de cadres, de partitions, d’esquisses, de journaux de voyage, de carnets de note, d’hypothèses méditatives. Françoise Péron et Emmanuel Fournier sont deux explorateurs (mobiles et immobiles, île oblige) aussi discrets qu’attentifs. Ouessant a été, est, continue d’être, pour chacun d’eux, ce lieu et cette présence à la fois réels et imaginaires à partir desquels une nouvelle expérience, un nouveau chapitre de leur vie respective ont pu se déployer.
Dans cet infinitif en suspens — Se confier à l’île —, il faut sans doute entendre un mouvement dialectique et un cheminement, faits d’abandon et de retenue, d’attente et d’ouverture, d’inspiration et d’expiration. La géographe et le philosophe se confient : ils se donnent et se retirent à Ouessant depuis quarante ans. Ils lui parlent et se parlent, l’invoquent, lui offrent secrets et hypothèses, audaces et fictions, rêves et chimères. Ils lui font don de leur confiance. On y peut entendre la présence d’une foi immanente grâce à laquelle la croyance intensive fait naître quelque chose d’inédit ou d’inouï : une intuition, une idée, une forme, un mode d’être et de relation — être relié à l’autre certes, mais aussi relater sa relation à autrui. Ainsi Ouessant est notamment pour Emmanuel Fournier, toute proportion gardée, ce que La Flèche fut pour Descartes puis pour Hume : un décor, une atmosphère, un espace-temps, un abri et une exposition propices au dépouillement et à l’indétermination à partir desquels se conçoit l’aventure d’une pensée. Celle-ci est relatée en partie dans Philosophie infinitive, paru en 2014 aux éditions de l’Eclat. L’île confie, en retour, sa « force d’incertitude » au sujet tout à la fois « arrêté » puis « relancé » : il dessine peu à peu des « cartes de pensée » et des chemins de traverse n’entendant pas percer toute la brume, toutes les brumes. L’île propose, en retour de cette « confiance », un matériau verbal qui permet au voyageur immobile de reconsidérer la question de l’identité, du vivre et de la pensée : il se laisse interroger par le paysage, y trouve les éléments à partir desquels construire une réponse qui conçoit un autre décor, une autre scène, d’autres motifs et d’autres signes. « Les verbes dont je me suis occupé ici étaient tout sauf récalcitrants aux lois de l’île. Autour, la mer était ouverte, libre de tout substantif. Ils y soufflaient tant et plus. Ils sont ici chez eux. L’infinitif y est à son affaire. On pouvait s’y engager sans crainte. Car à l’infinitif, on doit s’impliquer, forcément. »
L’île comme condition de la pensée, du vivre et de l’écriture ; l’île comme implication ; l’île comme étrangeté expérimentant une vie plus vivante.