Déjà vu de Didier Cahen par Anne Malaprade
Déjà vu rassemble l’épars et le disséminé, comme le dit justement le nom de la collection « Reprises » dans laquelle paraît ce volume de Didier Cahen, qui regroupe un certain nombre de textes parus dès 2003 pour les plus anciens. Déjà vu n’est pourtant pas l’exact équivalent de déjà lu, puisque le livre propose aussi deux ensembles inédits intitulés « Ralentir » et « Détours ». Ces deux sections confirment que ce Déjà vu renvoie, entre autres, à l’exploration et à la traversée du pronom « je » : peut-on encore apercevoir (entrevoir, voir peut-être, deviner, inventer, suggérer ?) quelqu’un ou quelque chose dans ce mot à la fois si simple, si évident, désormais troué jusqu’au vide par une certaine modernité littéraire ?
Pour que ce « je » soit encore visible et audible, il faut d’abord « Ralentir » et la machine langue et la machine mémoire, afin de scruter, derrière le masque, des identités remarquables. La section « Ralentir » s’ouvre sur des points de suspension et s’achève sur l’expression « couverture de chair ». Il s’agit bien de remonter le cours de l’Histoire littéraire pour que le « je » laisse parler en lui tous ces contemporains capitaux qui lui ont été pères et repères, maîtres, modèles, grands frères ou camarades. Et au fil des ensembles ici composés, le « je » déploie un « c’est … » : ça s’écrit « Je c’est… », ça peut s’entendre « je sais… ». Je sais que je ne suis pas, je sais que je ne suis rien sans Jabès, Giroux, Emaz, Du Bouchet, Jaccottet, Dupin, Bonnefoy ou Celan. C’est par eux que Didier Cahen a appris « à non-parler Cahen », c’est par eux qu’il a su trouver une langue qui, plutôt que d’arrimer le « je » à une identité, à un nom ou à un Livre, l’ouvre à la digression, au flottement, à la divagation et sans doute aux rencontres et aux bifurcations. Du microcosme qu’est le moi on passe ainsi au macrocosme, ce « Ciel rêvé » dont les étoiles constituent des yeux multiples autrement voyants, des lumières singulièrement brillantes.
« Détours » se présente sous la forme de trois ensembles cette fois resserrés, chacun exposant quatre bref poèmes qui continuent de subvertir le « je », en l’étirant jusqu’au « on ». Détours par l’impersonnel et le neutre pour mieux contourner le « je », le retourner aussi. C’est en tout cas ce que permet le « Je de papier » que Didier Cahen s’efforce de découper et de décomposer en autant de fragments qui chutent dans l’obscurité et le vide — ces trous noirs que la langue étoilée sème en chacun de nous. Pourtant, au terme de ce processus d’affolement généralisé, c’est bien un « tu » qui se dessine. « Tu sais… », « Tu vois… », murmurent les tout derniers poèmes. Et le « on » qui apparaît, alors, n’est plus une silhouette décharnée ou défaillante. C’est l’esquisse d’un « nous » qui ose la rencontre avec l’Autre dans un décor dont la naissance revisite nos origines : « On s’embrasse/On s’enlace On prend la source/avec… ».
Pour finir sans finir, pour achever ce qu’on ne peut résoudre à clore, Déjà vu choisit une adresse qui intime un ordre, un désir, un constat peut-être : « Va-t’en… » interpelle tous les pronoms, tous les lecteurs, tous les Cahen. Le livre est ce qui permet de briser certaines lignes, certaines habitudes, certains automatismes. Il nous rappelle que nous sommes constitués de ces départs qui font de nous des nomades, de ces adieux qui créent, dans la séparation et le voyage, la fuite parfois, des Livres qui, eux, magnifient la présence arrachée.