La Sœur de mon frère de Catherine Weinzaepflen par Anne Malaprade
Qu’est-ce qu’une famille ? Comment ça commence, comment ça continue, comment ça se déroule et s’enroule ? Des mères vives et vivantes, un père (le juge Wagner), ses femmes et ses amantes, d’autres pères absents ou disparus, des frères et sœurs, une petite-fille, des belles-filles, certes ; mais aussi des amis, mais aussi des amours horizontales et verticales, parfois même diagonales. Beaucoup de prénoms : Fred, Pascaline, Théo, Jane, Chris, Milena, Delphine, Mishka, Eric, Adélaïde, Fumi, Talia. Des couples qui se séparent, d’autres qui se croisent et se décroisent. Des trios qui se composent, où chacun est un peu le frère, l’amant, le confident et l’amant des deux autres.
La famille est un petit monde pour certains, dont les frontières sont celles du jardin, de la propriété, de la transmission, du sang et du nom. Pour Catherine Weinzaepflen, c’est plutôt le monde, la langue, et les chocs expressifs qui font la famille. Celle-ci se compose, se recompose, se décompose, s’enrichit, se blesse, se coupe et se découpe, se déchire puis se poursuit. Elle se réinvente ici (Paris) et ailleurs (Londres, Sydney, la Sicile, l’Afghanistan, les montagnes du Jura), lors de rencontres qui sont souvent des dîners, des soirées, lors de voyages qui sont des découvertes, des retours, des exils, des quêtes. Les frontières de la famille sont toujours poreuses. Il suffit de partager un dîner pour qu’une nouvelle communauté élargie se dessine autour d’un plat, d’une saveur, d’un plaisir, d’une discussion ou d’une dispute. La Sœur de mon frère — soit Pascaline —, c’est l’héroïne telle qu’elle est vue, aimée et désirée par ses deux frères — soient Fred et Théo. Autour de cette jeune femme gravitent un beau-père décédé (Alfonso), un père juge (mais ce n’est pas le sien) qui se découvre encore plus père, ou père une fois de plus, avant de mourir assassiné, des femmes qui sont aussi épouses et mères, veuves, célibataires, adultères. Des femmes qui, toutes, créent, qu’elles cuisinent, photographient, donnent naissance ou écrivent. L’une d’elles, Milena, compose justement des romans, et de la poésie. Elle a caché au juge, son « ex », un fils, dont il apprend l’existence juste avant de décéder. Peu ou pas de père, donc, mais beaucoup de femmes, et beaucoup d’enfants, qui grandissent et s’accomplissent dans la compagnie, ou dans l’ombre des hommes. Ce roman raconte ainsi quelques années de l’histoire d’une famille-rhizome : celle-ci, d’autant plus romanesque qu’elle est, en quelque sorte décadrée, n’a pas vraiment de centre, sa direction est inopinée, sa progression chaotique et hasardeuse. L’article Wikipedia intitulé « processus rhizomique » contient des éléments qui pourraient tout à fait convenir au devenir des personnages de ce roman étonnant : « Et simultanément il n'a ni début ni fin institués par avance : il intègre l'aléatoire dans l'épanouissement de sa virtualité. L'efficience s'y trouve diffractée : chaque « maillon » est un potentiel en devenir (ou alternativement au repos, et a priori anonymement neutre). Cette approche est sous-tendue par la notion d'un champ cognitif/relationnel ubique, atomisé entre les ferments (en jachère ou pas) qui constituent solidairement le rhizome. Il y a en permanence une simultanéité de la vitalité (puisque le Tout est à l'image de la somme de ses Parties, et chacune est à l'image du Tout — c'est un principe fractal). Il ne peut y avoir en son sein ni cloisonnements arbitraires, ni rétention d'information, ni rapport "dominé/dominant". Le rhizome est plutôt intrinsèquement souterrain (underground), mais les fruits de sa croissance se montrent explicites, (improvisés et spontanés) ; et au pire le rôle du rhizome serait d'être foncièrement catalyseur (en veille). » Les fruits de la croissance de cette famille donnent vie à un roman qui actualise cette définition de la gauche telle que la donnait Deleuze : être de gauche c’est partir du monde, de l’universel, alors qu’être de droite consiste au contraire « à partir de soi, de la rue dans laquelle on vit, du pays dans lequel on vit, puis finalement considérer les autres pays. » Pas de doute, il est question ici d’une famille de gauche !
On espère vivement que les prochains romans de Catherine Weinzaepflen donneront la parole à d’autres frères de nos sœurs, à d’autres enfants de nos oncles, aux pères de nos enfants inconnus, et à tant d’autres : tous ceux, donc, qui se hasardent à poursuivre et excentrer la famille jusque dans ses fantômes et ses masques, ses détournements et ses métamorphoses. Au cœur des ténèbres, au cœur de la lumière.