L'Exclusion de Jean Daive par Anne Malaprade
L’Exclusion : ce titre substantif est-il à entendre comme un constat, un bilan, une promesse, un espoir ? Cette exclusion paraît être le produit d’une écoute regardée, car tout regard qui voit en lisant constitue une réponse : un entre-deux entre soi et soi-même, ou l’autre et soi. Un livre entre-autres. Un livre, entre autres.
Jean Daive se démarque de ce que les dictionnaires de langue incluent dans leurs définitions de l’exclusion. Si effectivement ce livre-ci « met hors », il le fait sans violence ni dépit : par le tableau, par le texte s’ouvre l’inconscient qui « exclut » le conscient. « Ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir ». Si l’exclusion « interdit » quelque chose à quelqu’un, c’est avant tout ce mouvement intérieur (inerte aussi bien qu’interne) que le sujet s’adresse autoritairement à lui-même, et que les jeux du regard amplifiés par ceux de l’écoute/entente vont lui permettre de dissoudre. Si l’exclusion désigne une forme d’ « incompatibilité », c’est celle qui prétendrait disjoindre l’univers des peintres et celui des écrivains, le monde du silence et celui des paroles, celui des névrosés et celui des psychotiques. L’exclusion, enfin comme terme de calcul, apparaît d’après le Littré comme un « mode de solution des problèmes fondé sur ce qu’on exclut successivement les inconnues ». Les inconnues désignées par les textes réunis sont autant de postures, de choix, de réalisations discohérentes, décohérentes — deux adjectifs que le dictionnaire, cette fois, n’a pas encore retenus —, mais qui semblent dire le sens de la traversée mise en œuvre dans ces fragments. Les connexions et les cohésions constituées entre un sujet et son autre, entre un sujet et ses autres ne sont jamais données ni prévisibles. Elles sont plutôt l’œuvre d’une recherche et d’un cheminement, le produit de « résurrections actives » qui intègrent l’indécision, le ratage et le manque, l’affirmation dissimulée. Elles sont certainement au croisement du regard, de l’image et de l’écoute : autant de moyens déclos pour atteindre le monde des formes. C’est par le regard et l’image que se fait toute rencontre, comme c’est par la rencontre que se déploie tout regard en vue d’une image, de toute image en recherche de regard.
« Choses qui ont », « choses qui sont » : Jean Daive reconnaît regarder plutôt les premières que les secondes. En effet ces dernières mêlent des expériences et des traces que les « choses » qui se contentent d’être ont polies jusqu’à la fadeur. Ainsi L’Exclusion est un essai-chose qui « a » plutôt qu’il n’« est ». Sa substance vivante et nuancée est faite de tout ce qui l’occupe, de tout ce qui l’impressionne : artistes — corps, paroles et tableaux —, paysages, souvenirs, méditations, légendes, noms communs et noms propres, citations et traces, dates et lieux, voyages. Et pour entrer dans cette exclusion, il faut accepter une loi de l’animal parlant et désirant : « Nous sommes des êtres perforés. Nous sommes les instruments de la perforation ». L’exclusion désigne alors un mécanisme et une méthode, un devenir-homme, tout autant une silhouette ombragée que l’instrument doué de lumière qui la dessine : « Il y a en nous la manifestation d’un état de choses laissant supposer la présence d’un mécanisme mental qui imposerait les phénomènes de conscience propres à représenter la mémoire sous forme d’images. Des combinaisons de signes permettent de se transformer en schèmes presque continus parce que toutes sont entraînées par notre propre mouvement. » Nous sommes piqués perforés troués attaqués menacés infiltrés et en même temps construits assurés identifiés maintenus machinés par ces trous, ces savoirs, ces expériences, ces ébranlements dont nous créons l’origine, dont nous impulsons l’entêtement. « Pour parler il faut se piquer », « Pour parler il faut être piqué ». Piqué : à savoir touché remué bouleversé maltraité drogué dérangé fou. Notre corps et notre existence se déroulent tel un ruban cloué se nouant et se dénouant au gré de rencontres-échardes : une bande sonore marquée par ce que Jean Daive appelle « l’art de la citation » et « le génie du lieu ». Ce livre, donc, déchiffre et découvre ces perforations par lesquelles, grâce auxquelles Jean Daive ne cesse de naître (son père, son frère, son enfant s’appellent peut-être Van Gogh), d’être, ne cesse de devenir Jean Daive, ne cesse de mourir à lui-même et à l’enfant qu’il fut. L’Exclusion, ou le nom de la partition du pianola, cet instrument électrique qui reproduit des sons à partir de rouleaux en papier ou de carton perforé : une obscurité éclairée, un silence éconduit, une sous-conversation. Quant à cette partition, elle fait entendre, au moins autant qu’elle les fait voir, les peintres et leurs œuvres, humbles et souverains : Vermeer, Piero della Francesca, Giotto mais aussi Rauschenberg, Balthus, Buraglio, Bacon ou Beuys. Lecteurs, voyeurs, observateurs, critiques (il est question notamment d’André Malraux et d’Aby Warburg dans la préface), nous découvrons, miroirs après pages, photos après images, ces figures et ces corps cinétiques : des tremblés qui ralentissent notre mémoire.