Emmanuel Hocquard, "Une grammaire de Tanger" par Anne Malaprade
Cette fois, je veux essayer de lire Une grammaire de Tanger comme un roman grammatical. Cette fois car, comme l’expose la quatrième de couverture du livre, celui-ci participe également du « récit autobiographique », du « témoignage sur l’ancien Tanger, d’avant 1956 », ou encore de la « chronique ». Il était une fois Tanger, il était une fois une grammaire… : quelque chose du conte travaille également ce texte. Livre sobre et cependant pétillant, récit linéaire qui ne s’interdit pas la boucle, album photographique et carnet d’images, Une grammaire de Tanger propose de multiples entrées à son lecteur. Ce soir j’ai envie de roman, et désire un roman qui interroge le récit, son cadre et ses personnages, son intrigue et sa résolution, un roman qui prend en tout cas ses distances avec la fiction. Roman, moteur à produire du vrai sous l’apparence du faux ? Machine à travailler le jadis pour comprendre le présent ? Je souhaite redécouvrir, finalement, un Roman de la langue tel que Mathieu Bénézet en a composé un en 1977.
Du roman, Une grammaire de Tanger garde peu ou prou la structure : sept morceaux ou « volumes » se suivent, qui fonctionnent comme des chapitres précédés d’un prologue, suivis d’un épilogue, d’un post-scriptum et enfin d’un « Carnet » retranscrivant les dernières notes rédigées par Emmanuel Hocquard. Elles auraient dû constituer l’ultime volet de cette aventure qui vise à explorer, par petites touches, « ce que parler veut dire », en proposant quelques gestes qui cassent le flux continu du « discours indirect ». Du roman, le livre garde aussi les personnages : un narrateur, un petit Jule, des parents, des amis, des professeurs, des Tangérois, des philosophes, des écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Il préserve, enfin, la dimension narrative : anecdotes, digressions, scènes, souvenirs se suivent sans suivre pour autant une perspective linéaire. Ils rompent avec une temporalité horizontale et orientée. Dans un souvenir se cache un autre souvenir, d’un souvenir on passe à une image, avec le souvenir se construit une fiction. Et le souvenir, ici, raconte Tanger, soit une ville et ses mots, soit les mots de la ville, soit la manière dont les mots ont accompagné la naissance d’une conscience. Mais ces signes prennent vie dans une structure, ils obéissent à une Loi, et c’est cette aimantation des mots par la grammaire qu’Emmanuel Hocquard rend ici visible. Comment penser hors les mots d’ordre ? Comment écrire avec et dans des mots qui intègrent le désordre ?
Les mots ont une histoire et apparaissent au service de la phrase, qui repose sur « une affaire de raccordements ». En effet, ils obéissent à des règles, à des associations, à des contraintes de toutes sortes. Il s’agit pour ce romancier enquêteur et archéologue de les expliciter, de les formuler et de les incarner dans des scénarii et des vignettes. Toutes les évidences, tous les automatismes, toutes les fautes sont à soulever et interroger. A mettre en perspective. À historiciser et contextualiser. Pour éclairer cette soumission des mots à la grammaire, cette fascination des mots pour la grammaire, mais aussi ce désir des mots d’échapper à « une » grammaire, Emmanuel Hocquard met en scène des expériences, raconte des prises de conscience, et réinvente, sans doute, ses souvenirs au présent. L’écrivain présente des faits de langue et des faits de mémoire. Il déploie une carte, feuillette un album d’images, met au point des héros, dialogue avec des artistes et des philosophes. Et nous voyons se lever la grammaire grâce à ces gestes expérimentateurs : celle-ci devient peu à peu une présence dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Elle est la sorcière et la fée de ce conte, qui rappelle que c’est le plus souvent l’imaginaire qui conçoit et consolide la raison.