Koble, Extérieur chambres par Anne Malaprade
Extérieur chambres fonctionne tel un palais de la mémoire : le lecteur traverse un dédale d’espaces qui le fait voyager dans des époques et des souvenirs pour certains très lointains. Chaque chambre est un livre, chaque livre ouvre sur une extériorité intime, interne, cachée derrière une porte entrouverte — pas de secret donc, mais des redéploiements, des redécouvertes, des changements de perspective qui ouvrent toujours plus notre mémoire des livres et de la langue.
Architecture, architexture ? Ce palais porte à son fronton une citation de Marie de France, « marraine » ou « fée » qui accompagne le travail de Nathalie Koble depuis des années : « L’umbre d’un grant oisel choisi/Par mi une estreinte fenestre :/Ele ne seit que ceo pout estre —/En la chambre volant entra ». Au sein de cette bâtisse merveilleuse, l’extérieur (l’oiseau) entre dans l’intérieur (la chambre), l’infini rencontre le fini, les chambres ouvrent sur d’autres chambres, les portes succèdent aux portes et les murs eux-mêmes s’ouvrent sur d’autres murs, tandis que les jardins sont clos, fermés, protégés. Une préface présente trois séries de sections dont les trois chapitres sont quasi interchangeables : ainsi peut-on repérer une équivalence entre voyage/déplacement/naître, nuit d’hôtel/rencontre/vivre, et enfin retour/disparition/mourir. Tout le livre est d’ailleurs conçu à partir du chiffre trois. Si le deux est celui du segment ou de la droite, le trois invente le triangle, la bifurcation, la dérive ou la rencontre, enfin possibles. Ces chambres regroupées par trio courent jusqu’au chiffre magique de trente-trois.
De ce monde fortement nourri et investi par la langue et la littérature médiévales, dont Nathalie Koble est spécialiste, le cinéma n’est pourtant pas absent : « revoir d’urgence North by Northwest » précise un NB inaugural. Le titre original du film de Hitchcock le dit bien mieux que sa traduction française, La Mort aux trousses : le moyen le plus sûr d’aller d’un point vers un autre consiste parfois à accepter le détour ou la bifurcation, surtout quand la vie de Cary Grant est en danger. Les dernières pages proposent une « Table des chambres » : les intitulés des sections renvoient à des extérieurs (« Panoramique », « Côté forêt », « Acropole », « La palmeraie », « Côté jardin », « Bord de mer, avec enfants », « Rue Pierre Loti », « Jardin d’hiver », « Parc caché », « Le moulin », « Jardin anglais ») ainsi qu’à une « Anti-chambre ». Insectes (« Phalène »), humains (« Caroline », « Migrante », Parisienne »), fleurs ou champignons (« Passe-rose », «Lichen »), divinité fémine (« Nymphe ») couleurs (« Bleu d’Espagne », « Rouge », « Blanche », « Grisailles »), formes (« Hexagonale »), objets (« Flèche ») peuplent ces pièces en enfilade, dans lesquelles circulent également des sillouettes d’écrivains, d’artistes et de philosophes : autant d’« interlocuteurs » privilégiés. La liste alphabétique proposée dans le Post-scriptum commence par Charles Baudelaire et s’achève avec Virginia Woolf.
Chambres spatiales et chambres vocales, donc, puisqu’il s’agit d’y écouter des voix et des dialogues qui « échangent » des tableaux, des scènes ou des aventures pour certaines malicieuses. Chambres d’écho pourrait-on dire, car le passé de la littérature est réveillé et bousculé autour de trois gestes essentiels : déplacer/replacer, rencontrer/croiser, apparaître/disparaître. Ces derniers mettent en scène « « le sentiment d’une coïncidence à venir ». Ecrire consiste à faire revenir sur le devant de la scène ce qu’on croyait disparu, ce qui sans doute avait été oublié en coulisses : « horloge mélancolique » ? Il s’agit de « déplacer » des textes et des images pour que de nouvelles rencontres animent notre présent : « En présence du pouvoir scabreux que la musique détient, plusieurs attitudes sont possibles (d’après Jankélévitch) : le droit d'usage, le ressentiment passionnel et le refus pur et simple/Remplacer musique par : amour. Relire, relier. Choisir, pour autant qu’on ait le choix ». Présent toutefois conscient de sa fragilité, tel cet « oiseau du dedans » qui vole de texte en texte, de miroir en miroir, de chambre en chambre. Il se pose sur les épaules de ces extrêmes contemporains que sont Charles d’Orléans, Christine de Pizan, Lucrèce, Marguerite de Navarre, Marie de France, Anna Maria Sibylla Merian, Pétrarque, Philippe de Beaumanoir, Sappho ou encore sur celles de ces personnages désignés par des initiales majuscules, « M. », « P. » ou « F. ». Tous « promeneurs immobiles », « passeurs » d’émotions et d’expériences.
« Oiseau du dedans », « moineau », « papillon », « phalènes » incarnent ces êtres qui volent de texte en chambre et de chambre en livre. Ils contournent les murs, se glissent entre les portes, inventent des passages qui permettent au vent, « souffle invisible et immense », de s’immiscer dans nos palais intérieurs. « Au plaisir et à gré, le vent » ouvre ainsi une fenêtre sur un « blanc symphonique » qui n’a rien à voir avec le vide. Les miroirs sont faits pour être traversés, de même que la langue ne peut ni ne doit « être privée de récit ».