Michèle Cohen, La Rédactrice par Anne Malaprade
Ouvrage réjouissant, charmant et charmeur, élégant et malicieux, La Rédactrice est présenté, sur la quatrième de couverture, comme le premier roman de Michèle Cohen. Il est dédié à Claude Royet-Journoud, ce « Claude » sans nom de famille cette fois, qui réapparaît à plusieurs reprises dans le récit, comme le guide, le mentor, l’accompagnateur, l’un des premiers lecteurs de la narratrice — « lecteur ultime, confiance totale ». Les noms propres d’écrivains, d’intellectuels, de philosophes, d’hommes de radio ou de chefs d’entreprise sont fréquents, puisqu’il est question d’Alain Trutat, de Christopher Middleton, de Jean-François Goyet, d’Emmanuel Hocquard, de Georges Perec, de Rémi Babinet, de Spinoza et de Lévinas, mais aussi de Leslie Kaplan et de Françoise de Laroque.
Un roman autobiographique, donc, qui raconte l’histoire d’une vocation, celle de rédactrice. L’enfance en Tunisie, la perte du père, les rituels juifs, l’arrivée en France, les classes préparatoires littéraires, les premiers petits boulots en librairie, l’entrée à Radio France puis la participation aux Ateliers de création radiophonique, les emplois dans les agences de publicité, les histoires d’amour plus ou moins pudiques et incarnées, les relations épistolaires érotisées, la pratique, enfin, de la broderie. Autant d’épisodes qui sont racontés et réorganisés autour de six sections : « Ne pas savoir », « Apprendre », « Devenir habile », « Aimer, mourir, écrire », « La fréquentation des poètes », « Langue de coton » : cette série de verbes à l’infinitif dit combien l’essai et le ratage, l’action et l’échec, la tentative inaboutie et avortée sont nécessaires pour que l’écriture (du son, du texte, de la ligne de prose, du slogan, de la lettre, du témoignage) advienne de la manière la plus juste et la plus accordée possible. Qu’elle atteigne la précision et la justice, l’exactitude et la coïncidence.
Ces sections regroupent elles-mêmes des proses relativement courtes qui narrent des épisodes de la vie de la narratrice. L’humour et la légèreté sont constants, même quand les sujets les plus graves sont évoqués. Humble et lucide, entêtée et travailleuse, la rédactrice est, pourtant, bien plus que ce que ce terme professionnel désigne. Cette rédactrice-là ne se contente pas d’appliquer des règles et des recettes pour rédiger. Elle apprend le montage, la coupe, le silence, la maîtrise du rythme auprès de ses aînés. Écrire, c’est travailler le sens et la forme ; c’est mettre, parfois, la forme au service du sens ; c’est privilégier la forme quand le sens est anecdotique ; c’est, surtout, inventer une langue dans la langue, se l’approprier, et lui donner un rayonnement particulier. Ainsi l’héroïne, de rédactrice, devient brodeuse. Ce travail manuel et silencieux, de prélèvement, de reprise et de sublimation, de partage et d’adresse, est une manière de retrouver le geste des scribes et des copistes.
« […] on peut écrire avec autre chose qu’avec des mots sur du papier » : cette narratrice modèle des sons à la radio, travaillant aussi bien la rupture que la fluidité. Elle rédige également des sms, écrit des catch lines, publie des témoignages dans des revues, met au point des communiqués. Mais c’est avec la pratique de la broderie, dont certaines réalisations sont reproduites dans la dernière section « Langue de coton », que la narratrice touche un point de vérité et d’équilibre qui lui permet d’atteindre cette liberté intérieure qui, désormais, la constitue : « Je crois avoir, au fil des années, mis, dans ce travail, tout ce que je sais de l’image et du son, du montage de films et de radio, de la mise en page, du graphisme et le tout petit peu que je connais du théâtre. Je l’ai fait modestement, mais avec beaucoup d’exigence. La modestie est un avantage. Le fait de s’adonner à une activité qui n’intéresse pas grand monde, qui ne demande pas beaucoup d’espace, qui ne coûte pas cher, comme le dit Virginia Woolf avec tellement d’humour à propos de l’écriture des femmes, et de s’y livrer dans son coin, sans rien demander à personne, donne une merveilleuse liberté. Et si j’ai préféré faire un usage plus minutieux que flamboyant de cette liberté, libre à moi. Méticuleuse liberté. »
L’ultime chapitre s’intitule « Dernières corrections ». On y trouve une série d’impératifs dont certains sont suivis d’un point d’interrogation, alors que d’autres sont modélisés par l’adverbe « peut-être ». Ils manifestent l’éthique d’une rédactrice brodeuse qui a intériorisé les célèbres vers de L’Art poétique de Boileau : « Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage, /Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage/Polissez-le sans cesse et le repolissez ».
« Ne pas essayer de tout dire » : Michèle Cohen a su choisir, dans le réel et dans l’imaginaire, juste ce qu’il faut de mots, juste ce qu’il faut de choses, pour parvenir à broder un récit qui repose sur un trio mouvant, existentiel et sensuel : « des femmes, du temps et de la lumière ».