Jude Stéfan (1930-2020) par Tristan Hordé
Jude Stéfan est décédé le 11 novembre dans un Ehpad en Normandie. Né Jacques Dufour, il avait choisi un pseudonyme lié à la littérature : "Jude" pour Jude l’obscur de Thomas Hardy, "Stéfan" renvoyant à Stephen le héros de James Joyce, mais aussi à la forme slave ("Stefan") du prénom. Professeur de Lettres classiques au lycée de Bernay (Eure) — pour avoir du temps et penser à autre chose, disait-il —, il a passé sa vie à Orbec (Calvados), dont on reconnaît le nom sous l’anagramme "Cebro" dans son œuvre.
Ses premiers textes, essais à propos d’auteurs contemporains, sont presque tous restés dans ses tiroirs. Le manuscrit de Satires (1954), envoyé à Georges Lambrichs en 1965 sur le conseil de Maurice Blanchot, a été égaré. La même année, une suite de poèmes, Stances, paraît dans les Cahiers du Sud (une édition augmentée a été donnée en 1991 par Le temps qu’il fait). Le premier livre de poèmes, Cyprés, a été publié dans la collection "Le Chemin", créée par Lambrichs en même temps que la revue "Les Cahiers du Chemin" dont Stéfan a été un collaborateur régulier. Bien que resté à l’écart de la vie littéraire parisienne, il insistait dans une biographie qu’il avait rédigée sur les liens qu’il avait forgés avec le groupe du "Chemin", en en citant tous les membres : Deguy, Chaillou, Meschonnic, Demélier, Borel, Butor, Lepère, Quignard, Janvier, Trassard, Roudaut, Réda, Parant, M. Alphant, N. Quentin-Maurer. À partir du "Chemin", les livres se sont succédé : poèmes, nouvelles, essais, dialogues, journal, etc., la notion de genre souvent fortement mise en cause. Grand lecteur dans plusieurs langues, traducteur de poèmes latins, grecs, anglais, il avait une passion pour l’Italie et sa littérature et, par ailleurs, appréciait beaucoup les auteurs russes, regrettant de ne pouvoir maîtriser la langue pour les lire.
Cette œuvre foisonnante et complexe (une soixantaine de titres) s’est construite largement à partir de la vie de Jacques Dufour et de son double Jude Stéfan qui, dans les livres, avait des sœurs, un grand-père, etc., lesquels coexistaient avec des personnages réels. Elle s’est aussi construite à partir de lectures, toujours éloignée d’un lyrisme subjectif : les poèmes amoureux sont, d’abord, un travail de la langue, contre tout sens qui serait déjà donné. Stéfan a dit clairement ce qu’a été pour lui écrire : « Apprendre à écrire afin d’inventer un vrai naturel caché par le social, le moral, le pudique, le gendarme (...), apprendre à écrire, traduire son corps, laisser chacun des organes, cœur, reins, viscères, révéler sa souffrance. »
Plusieurs thèses, une colloque à Cerisy, des livraisons de revues et de très nombreuses études ont été consacrées à son œuvre. Prix Max Jacob en 1985, il a reçu le Grand prix de poésie de la Ville de Paris en 2000. C’est une voix singulière et attachante de la poésie du XXe siècle qui disparaît.