Avant que j'oublie d'Anne Pauly par Carole Darricarrère
« À l’enterrement d’une feuille morte, cinq escargots s’en vont. Ils ont la coquille noire, du crêpe autour des cornes, ils s’en vont dans le noir, un très beau soir d’automne. »
ÉCRIRE comme l’on fait retour et que l’on se fait la main sur ce qui dégorge malgré soi de l’enfouissement, des années après les années ; écrire comme on fait son deuil ; écrire comme l’on s’use ; écrire comme l’on aime ou que l’on se souvient d’avoir aimé ou mal aimé ; écrire comme l’on met sous album des collections d’instants ;
À UN PÈRE porté malgré lui sur la bouteille, désormais absent, « un contemplatif fin mais gauche, gentil mais brutal, généreux mais autocentré, dévoré par l’anxiété et la timidité, incroyablement empêché (…) contre toute attente, le monstre était humain, vulnérable, attachant », ce que confirme par procuration le sentiment que le lecteur a de l’avoir connu ;
À LA FILLE, à la sœur, à l’enfant que l’on a été ; aux saisons de tendresse redressée ; aux trous dans le gruyère ; aux voix qui s’effacent et à la tentation de comprendre ;
DRESSER en toile de fond le portrait en allé d’une famille modeste qui porte sa croix à quatre branches dans le dos et choisit de préférence la voie tendre du pardon à toute autre ;
« AVANT QUE J’OUBLIE » est un premier roman autobiographique rédempteur qui avale le je, archive le n’ des miettes de l’histoire personnelle et avec elles les êtres qui nous sont chers, il fait d’un livre d’apprentissage résolument contemporain un pas de maturité et un marqueur de mutations sociétales : écrire sauve-qui-peut, écrire met en sécurité à la lumière de l’amour qui remonte des profondeurs, nos émotions les plus intimes, écrire traverse les époques pour mieux les interroger.
L’écriture y contracte ce je-ne-sais-quoi de désinvolte, apanage de qui est naturellement porté à ne pas tomber dans le piège qui consiste à prendre les attachements et les aléas de la vie trop au sérieux ; comme un arrêt sur rétroviseur, un regard appuyé par-dessus l’épaule, une écriture contemporaine sans vertige, calée sur la trame des jours et sur le geste d’une oralité, qui sert le jeu d’une subjectivité bien tempérée appliquée à une banlieue néo-ouvrière avec ou sans gilet toute en modestie et concision de peu ; une écriture concrète qui n’écrit pas pour se regarder écrire mais pour dénouer sincèrement les fils de sa propre verticalité à l’aune de ces évènements de la vie qui font de nous des initiés au compte-goutte ; l’hommage pudique d’une féministe libérée à son drôle de père unijambiste à mi-chemin du Hun et du pied nickelé qui tourne au portrait sensible taloché à légers coups de truelle dont le grain d’abord rugueux s’affine de mille et une nuances de sentiments, de perspectives, d’objets fétiches comme de silhouettes familières ; écrire d’où l’on vient comme l’on fait le mur dans les deux sens avant de décider où l’on va et pourquoi, s’édifier sans rien renier, incorporer pour mieux devenir, d’une écriture blanche calée pied à pied la chronologie des faits sur le pas amer de l’ennui de vieillir ; leçons d’humilité en pantoufles et robe de chambre en miroir desquelles tout projet de vie, aussi mince soit-il, n’est plus que promesses de « ligne de fuite », ne s’agirait-il que de « retrouver (s)on boulot de merde dans la fourmilière, ricaner bêtement avec (s)es trois amis autour d’un bol de cacahuètes » ; la maladie, la mort, sujets tabous auxquels Anne Pauly se confronte sans concession entamant sa trajectoire d’écrivaine en empruntant cœur vaillant les chemins arides de l’« acide » RÉALITÉ de la perte.
« (…) à la commissure des lèvres, sur un fond de peau déjà rouge, des poils récalcitraient. Ils se tortillaient malgré tous mes efforts pour les éradiquer, et je soupirais de devoir les laisser là, un peu indignée qu’ils nous narguent ainsi de tout leur petit ressort alors que par ailleurs la vie déclinait massivement. »
C’est dans le processus qui consiste à creuser, trier, vider, séparer la nuit du jour, faire des petits tas en apnée dans la vie des morts que soudain, le projet d’écriture qui se cherche dans une constellation grise de mots butant contre soi-même, se cristallise, que s’arrondissent les lenteurs, les longueurs, le verbe sec et le temps mort de l’attente, que le ciel s’ouvre, la langue s’étoile, les serrures livrent leurs secrets, les êtres se révèlent, surgissant épars du chaos de la matière leur nuit se pique d’une étoile rose, de là se pansent les plaies, la vie repousse, la vie en puzzle des familles de vivants qui se côtoient sans vraiment se connecter qu’écrire pas à pas recompose afin qu’elle recouvre son sens et sa légitimité : enquête dans un verre d’eau froide en quête de la genèse d’une vie et des filiations.
Il en va de ce premier roman qui ne manque jamais d’humour comme d’une eau dure dans une carafe à fond épais qu’il s’agirait de boire jusqu’à la lie mais qu’il suffit d’agiter pour que surgissent, a contrario du calcaire des années et des stigmates que provoque le choc des générations, les trésors de poésie et les ressources en puissance qui nous habitent, advienne que l’écriture s’en empare, fasse le lien et offre de les exprimer.
« Bonsoir, je t’appelle, parce que j’ai besoin de savoir quoi faire avec ma vie et quelles directions adopter dorénavant pour être digne de ce que l’on m’a laissé sans me perdre sur un chemin qui n’est pas le mien par loyauté envers un passé qui, finalement, m’encombre ? »