Barnabas d'Aldo Qureshi par Carole Darricarrère
« Quand on arrive à la frontière et qu’on veut franchir la ligne, quand on s’apprête à pénétrer dans mon pays, à la frontière, il y a un paillasson, un paillasson avec une pancarte et la pancarte dit : s’il vous plaît, quand vous entrez dans mon pays, essuyez-vous les pieds. » Feu ! Cette adresse, placée dans la bouche d’une enfant, peut être lue et retournée autant de fois que nécessaire vous n’en ferez jamais le tour. Vous aurez compris que l’on ne ressort pas indemne d’un livre d’Aldo Qureshi, qui commet ici, à dada sur la Gorgone, 97 k.o. bien appliqués propres à nous laisser lard et cochon.
Tant vont les veaux à l’abattoir que l’heure a sonné de chausser nos lunettes noires. Il y a quelque chose d’irrésistiblement ignominieux dans cette Inhumanité mâle et femelle en 3D que dépeint sans faiblir la station d’observation Aldo Qureshi, qui pour un peu, rendrait justice à l’animal : le vrai, l’authentique, le sacrifié. C’est aux éditions Vanloo que l’auteur enfonce son clou, celui-là même qui maintient tant bien que mal le supplicié sur la croix, en lieu et place du Grand Silence et à grands renforts de sauce tomate, de bouts de ficelles, de diagrammes et de sparadraps, de perfusions et de kleenex maculés de sang, et la foule, qui a des dents, « puisqu’elles sont là », s’en sert, si bien que le bon samaritain, qui n’y voit que du feu, en fait systématiquement les frais.
Go ! Black is black, let’s bleak back to this madman made in Eden ! Tome 2, voici « Barnabas », vampire ou apôtre selon la ligne du temps sur laquelle on se place, bien qu’il soit ici plus volontiers question de crimes que de rédemptions, l’humanité y étant tronçonnée au plus près de l’enfer et de la damnation, la sauvagerie faisant rage, la chair sentant le roussi, le pourri la décapsulation, la flaque l’arête de poisson, le tout coincé en travers de la gorge, seuls les objets sembleraient avoir une âme.
On entre dans le livre comme une bédé emprunterait à un musée des horreurs, trou noir dont on ne sortira pas vivant, tant il n’y a clairement pas de marche arrière possible pour cette humanité métal hurlant si prompte à s’autodétruire. Ou comment passer du « Aimons-nous les uns les autres » au « Tuons-nous les uns les autres », à commencer par le cercle le plus intime. Il est beaucoup question de petites culottes, de copulations, d’incestes, de lubricité, de trahisons, de bête humaine, de torture mentale et de folie meurtrière dans ce monde-là (le nôtre), un monde pestilentiel dans lequel l’homme est à la fois un porc et un « ustensile », la femme une « femelle », « sorte d’aimant humain obèse », sujet de rut et objet de perdition (ne faites pas l’impasse sur la page 62 : « quand on observe », portrait robot paroxystique d’une fornication standard dans lequel chacune, chacun, se reconnaîtra) : un monde dans lequel la communication est impossible, la laideur monnaie unique, la violence est conjugale, ordinaire, crassement assumée.
Ce n’est pas tant un recueil de poésie que nous offre ici, dans la continuité de « Made in Eden », Aldo Qureshi, mais une satire, un cabinet de curiosités, une suite halloweenienne, un délire, et par-dessus tout, la métaphore d’un chemin de croix : « Quiconque sera tué sera libre ». Si poésie il y a (estampille de première de couverture, tel un label bio garanti « sans viande » qui n’en charrierait pas moins en douce des tonnes de macchabées), elle ne brille que par dénonciations radicales de son absence, son manque halluciné, son déficit testiculaire, sa désertion, à l’image de Qui-l’on-sait, dont l’omniprésence reptilienne, toute entière ramassée dans le titre, confère sa toute-puissance au texte. Qui donc, ici, quel antihéros fait figure d’apôtre, « fils d’encouragement (et) de consolation », si ce n’est le dernier homme, le poète, le je passif sujet à de terribles métamorphoses qui recense et dénonce, celui-là même qui écrit, encaisse et témoigne, le Charlot perclus de tics qui fait tampon et meurt en martyr à chaque page, tel Joseph Barnabas au temps de nos apôtres faute d’avoir su évangéliser les impénitents ?
Sous couvert d’humour grinçant - jaune-noir-nerveux-rétroactif -, c’est l’extinction de la poésie et le silence assourdissant de l’Espèce qui posent ici question. Au beau milieu d’une actualité poétique transgressant allègrement les genres, Aldo Qureshi, petit génie de l’ironie, fait figure d’enfant terrible de la fratrie, tant il se démarque à faire long feu de ce que l’on pourrait frontalement nommer le gros de la patate, soit chaos à tous les étages, ce qui déborde des sacs que nous portons communément dans le dos sans jamais oser aller y voir : l’auteur n’a pas son pareil pour mettre les pieds dans le plat.
Comment alors faire cesser la honte, passer de la malédiction à la bénédiction, faire exception à la règle, si ce n’est par l’entremise d’un quant-à-soi poétique, instant privilégié de l’écriture qui s’offrirait en contrepoint de la chute tel un soin, une opportunité, plutôt que de « s’acquitter » de la réalité sans broncher pourvu qu’elle « me donne l’impression de participer à quelque chose », fut-ce au pire ? C’est la question que soulève symboliquement cette vision au vitriol d’une humanité au bord de la rupture. « Quelle est la couleur ? Le rouge. Quel est le nombre ? Le 12. Qui parle ? Moi. Qui gagne ? Moi. Qui est enfermé dans l’immortalité ? Celui qui a réponse à toutes les questions » : au cas vous n’auriez pas compris de quoi il en retourne, l’auteur vous fera volontiers un dessin.
Souhaitons qu’en attendant de sauver le monde la poésie sauve ses auteurs (et fidèles lecteurs), à commencer par Aldo Qureshi, le poète le plus drôle, le plus imaginatif, le plus satirique, le plus kafkaïen, le plus contemporain de nos travers et de nos défaites.
Avis aux amateurs, le psaume 83 version Qureshi, « à chaque fois que je vois une file d’attente », véritable clef de lecture dont voici l’irrésistible chute : « Cette file d’attente, c’est notre planche de salut. Plus qu’une religion, c’est une vie parallèle. C’est un autre endroit dans un autre endroit à l’intérieur d’un autre endroit. Nous n’avons ni début ni milieu ni fin. Nous sommes les chenilles processionnaires de dieu. Chacun de nous étant l’arrière-pensée de celui qui se trouve devant, nous savons que, quelque part en amont, il y a la reine-mère de la file d’attente, la tête primordiale, et nous psalmodions les mantras de la file d’attente : « Que notre carte soit valide. Que notre numéro vienne. Que notre tour arrive » »